De fil en aiguille
La mode, l’industrie textile et la prison
Ces dernières années, mes recherches sur la matérialité de l’expérience carcérale m’ont conduite à travailler sur la « culture de la punition », pour reprendre l’expression de Michelle Brown 1, qui désigne la manière dont la culture populaire et des pratiques culturelles ordinaires témoignent de l’idéologie punitive et de son usage par le système pénal. C’est un vaste champ de recherche qui peut amener, par exemple, à discuter du clip « Telephone » de la chanteuse Lady Gaga et de ce qu’il dit de la sexualisation des femmes incarcérées à travers la reprise de codes iconographiques et de schémas narratifs du sous-genre cinématographique des « films de femmes en prison ». Pour ma part, je m’intéresse surtout au « tourisme carcéral » aux États-Unis. En particulier à la transformation d’anciennes prisons en musées et lieux de loisirs – par exemple pour des soirées à thèmes (souvent autour du paranormal). Or ce tourisme carcéral s’accompagne de la production et de la vente de nombreux objets : porte-clés, tasses, casquettes ou tee-shirts, estampillés d’un simple nom de prison ou de messages « humoristiques » (hauts floqués d’un « Alcatraz psycho ward outpatient 2 », layette avec des rayures noires et blanches portant des inscriptions comme « I just did 9 months on the inside 3 ». Autant dire que j’ai l’habitude du mauvais goût du merchandising autour des prisons...
Il y a bientôt quatre ans, j’ai passé mon premier Halloween sur le sol étatsunien dans la petite ville californienne où je venais d’emménager. Les jours précédents, l’université pour laquelle je travaille avait placardé de nombreuses affiches recommandant d’éviter tout costume procédant à une réappropriation culturelle (déguisements en « mexicain », « indien », etc.). J’ai été surprise par l’ampleur de la célébration : ce jour-là, une bonne partie du personnel et des étudiant·es étaient costumé·es. Je m’en suis amusée jusqu’à ce que je passe une heure de cours avec un de mes étudiant·es affublé de la muselière du serial killer Hannibal Lecter dans Le Silence des agneaux...
Mon malaise n’a ensuite été que grandissant puisque j’ai régulièrement croisé – en diverses occasions – des personnes déguisées en policier ou en « prisonnier de Guantánamo » sans que personne ne s’en offusque. On m’a même suggéré, parce que j’enseigne la criminologie, qu’un costume de prisonnier aurait pu être une tenue de choix pour une soirée Halloween à laquelle j’étais invitée !
Il ne s’agissait pas d’une idée totalement saugrenue au regard de la banalité de la commercialisation de ce type de déguisement. Dans les magasins de farces et attrapes comme sur Amazon, les offres de costumes de prisonnier·es sont nombreuses 4 : uniformes type « Guantánamo », tenue rayée noire et blanche accompagnée d’un faux boulet, etc. On trouve aussi des costumes similaires à celui de Lady Gaga dans le fameux clip « Telephone » ou la supposée tenue de Paris Hilton lors de sa peine de 45 jours de prison en 2007.
Le succès de la série Orange Is the New Black (OITNB), s’il a mis en lumière certains aspects de l’incarcération des femmes, s’est aussi accompagné de la commercialisation d’accessoires de cosplay inspirés de certains de ses personnages et de formes de glamourisation de ceux-ci. Cela n’a pas échappé à l’édition britannique du magazine de mode Vogue qui, en avril 2014, dans un « article » titré « Hot Trend Alert : Prison Chic » (Alerte tendance : le prison chic), suggérait à ses lectrices l’achat de certains vêtements « style OITNB ».
Toutes ces anecdotes ne relèvent pas du mauvais goût ou du manque de sensibilité de quelques individus. Elles témoignent plutôt d’un ensemble de pratiques sociales qui suscitent peu de controverses – même si l’on peut noter le scandale provoqué par la soirée « New Guantánamo » organisée par le magazine Flaunt lors du festival de Coachella (Californie) en 2013. Ces usages soulèvent pourtant de nombreuses questions. Quel est le sens d’un déguisement de prisonnier (ou de policier, du reste) ? Que moquent et de qui rient ceux et celles qui se déguisent ainsi ? Dans quel monde faut-il vivre pour éprouver du plaisir dans ce genre de déguisement ?
La glamourisation des personnages d’OITNB s’inscrit dans un cadre bien plus large : celui de la récupération par la mode de codes de sous-cultures contestataires ou de populations marginalisées, comme le montrent les usages qu’elle a fait du « punk » ou du « street ». Les débats que peuvent soulever ces utilisations (qu’elles soient pensées en termes d’appropriation culturelle ou de marchandisation) sont parfois réduits, dans le monde de la mode, à de simples « faux pas ». En la matière, celui de la marque Gucci est sans doute le plus célèbre : lors de la présentation de sa collection en octobre 2019, ses mannequins arboraient des accessoires évoquant fortement des bracelets électroniques. Même si ceux-ci se sont avérés être de petites sacoches destinées au transport d’accessoires de maquillage, on peut s’interroger sur l’imaginaire de ceux et celles qui les ont conçus sans « penser à mal ».
La glamourisation du système pénal prend en outre de multiples formes, comme l’utilisation pour des shootings de mode d’anciennes prisons, par exemple celle de Gloucester (Royaume-Uni). Cela rappelle la mise en scène par le photographe Oliviero Toscani, en 2000, de condamnés à mort aux États-Unis pour la campagne de publicité Benetton « Regarder la mort en face ». Quelques années plus tard, la série de photos « State of Emergency » de Steven Meisel, publiée par l’édition italienne de Vogue en septembre 2006 a suscité des controverses similaires (instrumentalisation de la violence d’État, rabaissement de ses victimes au rang d’objet, etc.). Mettant notamment en scène des violences policières (parfois à caractère sexuel) et les fouilles subies par les femmes qui rendent visite à un proche incarcéré, cette série de photos évoquait celles prises en 2003 à la prison d’Abu Ghraib de militaires US torturant des prisonniers irakiens.
En parallèle, l’industrie de la mode se targue parfois d’intentions critiques vis-à-vis du système pénal. Ainsi, en 2008, à l’occasion de la Saint-Valentin, la marque de lingerie Agent Provocateur a envoyé au Premier ministre britannique Gordon Brown une culotte orange, couleur devenue emblématique de Guantánamo, avec l’inscription « Fair trial my arse » (Procès équitable, mon cul). Cet envoi constituait en fait une opération de communication conjointe avec l’organisation de défense des droits humains Reprieve, notamment engagée auprès des détenus de Guantánamo, dont deux membres avaient été accusés d’avoir fourni illégalement des sous-vêtements à deux de leurs clients. Mais cette action a sans doute moins contribué à l’amélioration du sort des prisonniers qu’à la construction de l’image « provocatrice » de la marque de lingerie.
Sur un autre plan, les défilés de mode en prison sont sans doute, avec les bébés incarcérés aux côtés de leur mère, l’angle favori sous lequel les médias, en particulier ceux dits « féminins », traitent des prisons pour femmes. D’autant que les administrations pénitentiaires adorent ce genre de publicité qui permet de montrer des prisonnières investies dans des activités typiquement « féminines ». Souvent présentés comme des initiatives très originales, ces défilés se retrouvent sous à peu près toutes les latitudes. Par exemple, en France, la styliste Sakina M’sa organise régulièrement des « fashion weeks » à la prison pour femmes de Fleury-Mérogis. De ces défilés ont été tirés un documentaire (Mode d’évasion, 2019) et une exposition de photographies d’Antoine d’Agata (sur les grilles de l’Hôtel de Ville de Paris, à l’automne 2019).
Mais la capitalisation de l’industrie de la mode sur la prison ne se réduit pas à la seule exploitation des représentations qui y sont associées : elle passe aussi par l’utilisation du travail des prisonnier·es dont elle fait parfois un signe distinctif, à l’instar de la marque Prison Blues. Créée en 1989 avec l’aide d’une subvention générée par les saisies effectuées dans le cadre de la répression du trafic de stupéfiants, la marque repose sur le travail des prisonniers de Pendleton (Oregon, États-Unis) pour la fabrication de ses jeans, tee-shirts, etc.
La « mode éthique » a ainsi vu naître une niche : certaines marques mettent en avant leur « engagement social » en faisant travailler des prisonnier·es sous couvert de favoriser leur réinsertion. C’est ce que fait Carcel, une marque de vêtements fabriqués par des femmes incarcérées au Pérou et en Thaïlande. Prison Art est quant à elle son équivalent au Mexique. Parmi les acteurs de ce secteur, Thomas Jacob, le créateur de la marque Pietà, a souvent eu les honneurs des médias français (Le Parisien, Le Monde, Ouest-France, Les Inrocks, etc.) et étrangers. Pour la fabrication, son entreprise recourt à des prisonniers de Lima (Pérou). Les prisons du tiers-monde dans lesquelles ces marques emploient des prisonnier·es sont pourtant fréquemment décrites dans les articles qui font complaisamment la promotion de ces entreprises comme « les pires prisons au monde ». Mais qu’importe, l’argument de vente est là et le public ciblé : ces marques s’adressent à des consommateurs plutôt aisés (le moindre tee-shirt de Prison Art est vendu plus de 55 €) qui sont sensibles au white saviorism (« complexe du sauveur blanc ») et peuvent être séduits par des vêtements dont le lieu de fabrication est un élément de distinction.
Alors que l’industrie de la mode capitalise sur le travail et la créativité des prisonnier·es, la mode elle-même est généralement réprimée en prison dès lors qu’elle ne constitue pas une activité contribuant à son image. En effet, l’habillement y est généralement extrêmement codifié : le port de certaines couleurs est fréquemment interdit, notamment pour des raisons de sécurité (comme dans les prisons françaises le bleu ou le kaki, réservés au personnel pénitentiaire) et les restrictions sur le type et le nombre de vêtements qui peuvent être gardés en cellule sont souvent nombreuses (par exemple l’interdiction des ceintures ou des vêtements à capuche). La manière de porter les habits peut elle aussi être réglementée, comme le boutonnage des chemises.
Dans ce cadre extrêmement codifié où l’image de soi est déjà mise à mal, la rareté des ressources oblige les personnes détenues à déployer des trésors d’imagination (détournement d’usage, échanges clandestins, etc.) pour singulariser leurs tenues, voire leurs uniformes. Le clip tourné en mars 2019 par Rashod « 2500shod » Stanley, jeune homme originaire d’Atlanta, dans la prison où il est incarcéré, témoigne du caractère subversif que peut prendre un défilé de mode clandestin organisé au milieu des lits d’un dortoir de prison. Le clip en question présentait « The Trenches » (les tranchées), des créations réalisées à partir des seuls uniformes de l’établissement et à l’aide de trombones et de fil dentaire. La viralité de la vidéo a valu à Rashod Stanley des problèmes avec l’administration mais lui a ensuite permis de créer sa ligne de vêtements.
L’utilisation du travail forcé des Ouïghours et des personnes enfermées dans des camps de travail en Chine est, quant à elle et à juste titre, régulièrement reprochée à l’industrie textile, sans que soit pour autant mise sur la table celle du travail carcéral dans de nombreux pays. Au cours des premiers mois de la pandémie de Covid, l’invisibilité de cette question a été particulièrement frappante : alors qu’on leur interdisait parfois d’en porter, de nombreuses personnes détenues ont dû s’atteler à la confection de masques (en France, au moins huit établissements ont été mobilisés).
Si l’identité de certaines marques est construite autour de leur recours au travail de prisonnier·es, l’industrie textile est, de son côté, souvent très discrète sur son utilisation du travail carcéral (voir encadré). De nombreux États utilisent ainsi la main- d’œuvre carcérale pour répondre à ses propres besoins en matière d’uniformes (militaires, policiers, etc.) ou encore d’équipements des hôpitaux (notamment pour les draps). Aux États-Unis, c’est la Federal Prison Industries (plus connue sous le nom d’Unicor) qui gère ce marché grâce à une vingtaine d’ateliers installés au sein d’établissements pénitentiaires où les prisonnier·es touchent un salaire maximal de 0,95 € de l’heure.
En termes de conditions de travail et de salaire, les ateliers de confection en prison n’ont rien à envier aux sweatshops 5, avec lesquels ils sont directement en concurrence. Mais l’intégration des prisons dans la chaîne de production n’est pas le seul enjeu économique du système carcéral pour l’industrie textile. En effet, le marché des laveries et des uniformes sont des secteurs profitables, comme en témoigne le succès commercial rencontré aux États-Unis par le fournisseur d’uniformes Bob Barker.
En prison, les vêtements sont parfois ce que les personnes détenues possèdent de plus intimes, notamment s’ils portent des odeurs familières, comme celles d’un être cher ou d’une lessive employée ordinairement. Or, les habits sont mis à rude épreuve, notamment en raison des conditions d’entretien et de stockage qui sont rarement adéquates. Mais c’est hors les murs qu’ils subissent parfois un destin pire que l’usure prématurée : ces dernières années, les paños (les « mouchoirs » que les prisonnier·es chicanos aux États-Unis décorent pour les offrir à leurs proches) sont devenus des objets d’exposition et intéressent de plus en plus les collectionneurs d’art…
Turbin carcéral à la française
En France (comme dans beaucoup d’autres pays), le travail carcéral est un domaine particulièrement opaque, où les chaînes d’intermédiaires parviennent efficacement à masquer l’identité des clients finaux. Il est donc difficile d’obtenir des informations précises et actualisées sur les entreprises textiles qui recourent au travail des prisonnier.es. Cependant, le recoupement de plusieurs sources d’information permet de se faire une idée des types d’activités et des entreprises impliquées.
Le Service de l’emploi pénitentiaire (SEP) semble être l’entité disposant du plus grand nombre d’ateliers de confection en prison. À ce jour, d’après le site du SEP, leur nombre s’élève à neuf : Arles et Marseille (Bouches-du-Rhône), Châteauroux (Indre), Moulins (Allier), Muret (Haute-Garonne), Rennes (Ille-et-Vilaine), Saint-Martin-de-Ré (Charente-Maritime), Valence (Drôme) et Val-de-Reuil (Eure). L’activité « confection » du SEP représenterait en 2018 38 % de son chiffre d’affaires (soit plus de 9 millions d’euros). Outre la fabrication d’uniformes pénitentiaires, d’après son rapport de 2019, le SEP reçoit des commandes d’entreprises tierces. La même année, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL)6 a relevé des rémunérations horaires des prisonniers à l’atelier de Châteauroux dégringolant à 2,56 €, et donc inférieures au tarif normalement en vigueur (le « seuil minimum de référence ») fixé à 45 % du SMIC horaire, soit 4,52 €.
Les principaux donneurs d’ordre de l’industrie textile dans les prisons françaises sont le SEP, des institutions publiques et des entreprises privées, parmi lesquelles le prestataire de services spécialisé dans les « lieux sensibles » Gepsa ou encore la multinationale de sous-traitance de services Sodexo. Ces entreprises gèrent directement des pans entiers des établissements pénitentiaires, dont les ateliers de travail. Elles proposent alors à d’autres entreprises d’y sous-traiter leur production.
Ainsi, au centre pénitentiaire de Rennes, d’après le CGLPL, les ateliers de confection gérés par le SEP fabriquent essentiellement des pantalons pour l’administration pénitentiaire. Une partie des tenues du personnel médical du CHU de Rennes y étaient également produites, au moins jusqu’en 2015. À cette date, de « jeunes créateurs » de la région y faisaient également produire, par les femmes incarcérées, entre 400 et 30 000 pièces par an. La rémunération y était d’environ 4 € de l’heure.
Jusqu’à il y a peu, la marque Les Cakes de Bertrand faisait réaliser à des personnes détenues au centre de détention de Joux-la-Ville (Yonne) des opérations de thermocollage sur vêtements pour 2,63 € de l’heure. Des oreillers « bio » étaient également confectionnés jusqu’à récemment par les prisonniers de cet établissement pour le compte de Bambou et Co. avec une rémunération horaire de 4,56 € à la clé.
Quant à la maison d’arrêt de Pau, jusqu’en 2013, l’association d’insertion ACT 3 avait en concession les ateliers de tissage du « quartier femmes ». Elle détenait également un atelier de haute couture dont une partie de la production figurait au catalogue de Dior ou de Chanel. Le CGLPL notait à l’époque que « 40 % environ des modèles [proposés par ACT 3] venaient de la détention ». Il soulignait aussi que l’association « [assurait] le fonctionnement courant de l’atelier, mais les rémunérations des employées [provenaient] des crédits de formation professionnelle du Conseil régional au tarif de 2,49 € de l’heure ». Cerise sur le gâteau, cet « atelier d’insertion » bénéficiait d’un financement par la fondation Veolia. En 2014, ACT 3 et ses ateliers ont été rachetés par le brodeur Lesage (qui travaille notamment pour Chanel). Depuis, mystère…
1 Autrice d’un essai intitulé The Culture of punishment (2009).
2 « Patient du quartier psychiatrique d’Alcatraz ».
3 « Je viens de faire 9 mois dedans ».
4 Nous laissons ici de côté ceux à connotation sexuelle qui mériteraient une réflexion à part entière.
5 Ateliers ou usines de l’industrie textile dans lesquels les employés sont exploités.
6 Les données qui suivent sont issues des différents rapports de visite du CGLPL, consultables sur son site.
Cet article a été publié dans
CQFD n°199 (juin 2021)
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Paru dans CQFD n°199 (juin 2021)
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Illustré par Vincent Croguennec
Mis en ligne le 14.06.2021
Dans CQFD n°199 (juin 2021)
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