Handisocial tu perds ton sang-froid

Femmes et handicap : si l’amour n’a pas de prix, le couple a un coût

Le 2 décembre dernier à l’Assemblée, la majorité et le gouvernement ont refusé de réviser le mode de calcul de l’allocation aux adultes handicapés. Un affront fait à celles et ceux qui la perçoivent et demandent sans relâche que son montant ne soit plus conditionné par les revenus du conjoint. Parce qu’elles sont particulièrement touchées par les violences et le chômage, les femmes handicapées sont les premières victimes de la conjugalisation de cette allocation.
Illustration de Rizzo Boring

« La lutte contre les violences sexuelles faites aux femmes handicapées, ça fait l’objet de toutes nos attentions  ! » proclamait Sophie Cluzel, secrétaire d’État chargée des personnes handicapées, le 3 décembre dernier sur Twitter. Une déclaration qui aura fait crisser dans les rangs des premières concernées. Et l’une d’elles de rétorquer vertement, soulevant l’hypocrisie d’une telle déclaration au regard de l’actualité législative : « Du coup, comment on fait pour sortir d’une relation abusive si on habite sous le même toit que l’agresseur et qu’on n’est pas autonome financièrement  ? »

Il faut dire que Sophie Cluzel a le sens du timing. La veille, alors que l’Assemblée examinait en troisième lecture une « proposition de loi portant diverses mesures de justice sociale », la majorité l’amputait de la plus signifiante : la déconjugalisation de l’allocation aux adultes handicapés (AAH), revendiquée par les collectifs de défense des droits des personnes handicapées. Pour eux, les revenus du conjoint ne devraient plus être pris en compte dans le calcul de cette allocation. Malgré une coalition des oppositions de gauche et de droite, l’AAH – censée compenser une incapacité de travail totale ou partielle et plafonnée à 903 € par mois – restera dégressive à partir du moment où le partenaire gagne 1 020 € mensuels ou plus. De la même manière, demain comme hier, l’allocation ne sera plus versée si les revenus du couple dépassent 19 607 € par an. En clair : dans bien des cas, à partir du moment où une personne handicapée vit en couple, il revient à son partenaire de la prendre en charge financièrement. Une situation de « dépendance organisée » que dénonce Cécile Morin, porte-parole du CLHEE, le Collectif lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation : « La conjugalisation de l’AAH infantilise les personnes handicapées en leur refusant dans les faits le droit de choisir avec qui elles veulent vivre. Certaines ne peuvent pas habiter avec leur conjoint, car elles perdraient leur AAH. À l’inverse, d’autres ne peuvent pas le quitter, car elles n’ont pas de revenus propres. »

Bien sûr, après une séparation, les droits à l’AAH sont recalculés. Mais c’est tout sauf une sinécure : « Récupérer cette allocation est extrêmement laborieux, assure Harriet de G., du collectif handi-féministe Les Dévalideuses. On peut se retrouver sans aucune ressource pendant des mois. Et la débrouille, dormir sur les canapés de proches ou vivre un temps en squat, n’est souvent pas une option pour les personnes handicapées. »

À la dépendance financière s’ajoute alors parfois la difficulté à trouver un nouveau logement adapté : en 2018, la loi Elan était votée, actant la diminution du quota obligatoire de logements neufs accessibles qui passait de 100 % à 20 %.

Parmi les freins à la séparation, le fait que le conjoint fasse souvent office d’aidant figure aussi en bonne place. Certaines personnes qui souhaiteraient décohabiter n’ont ainsi pas d’autres choix que de continuer à vivre sous le même toit qu’un partenaire avec qui les rapports sont tendus. Des situations qui peuvent faire le lit de violences... quand ces dernières ne sont pas la raison même qui pousse à vouloir partir.

Un large spectre de violences conjugales

Les femmes handicapées se trouvant à l’intersection des violences validistes1 et sexistes, elles subissent la double peine. En 2014, une enquête de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne estimait que « parmi les femmes de plus de 15 ans se disant “handicapées”, déclarant “un problème de santé” ou “une limitation au quotidien de leurs activités”, 34 % avaient subi des violences physiques ou sexuelles de la part d’un partenaire2 » contre 22 % toutes femmes confondues3.

Le spectre de ces violences est large : « Le conjoint peut par exemple entraver la mobilité de la personne, explique Harriet de G. Si elle est en fauteuil, il suffit de lui en empêcher l’accès. Elle poursuit : Il est aussi très facile de dénigrer une personne considérée comme une charge financière. La violence peut alors se manifester par une infantilisation constante ou par le non-respect du consentement de la personne, facilité par le fait que certaines femmes ne peuvent pas verbaliser ou n’ont pas les moyens physiques ou psychiques d’exprimer un refus ferme. » Des maltraitances d’autant plus compliquées à dénoncer quand « on a besoin de l’autre pour se laver, se déplacer, manger », affine la militante. Avant d’ajouter que la conjugalisation de l’AAH facilite aussi dans certains cas la mise en place d’un « contrôle sur les finances ».

Les Dévalideuses et le CLHEE ne sont pas les seuls à estimer que le mode de calcul actuel de l’allocation aux adultes handicapés joue un rôle dans cet enchevêtrement de violences. En septembre dernier, l’ONU, via le comité des droits des personnes handicapées, pointait du doigt dans un rapport4 « les effets négatifs du calcul de l’allocation adultes handicapés [qui entrave] l’autonomie des femmes handicapées ». Il recommandait à cette occasion à la France de « réformer la réglementation de [l’AAH] afin de séparer les revenus des personnes handicapées de ceux de leurs conjoints, et prendre des mesures pour assurer et promouvoir l’autonomie et l’indépendance des femmes handicapées vivant en couple ».

Indépendance financière : le casse-tête

Faisant fi de ces recommandations, la majorité persiste et signe, arguant que cette mesure risquerait de créer un précédent à la déconjugalisation d’autres allocations et porterait atteinte au modèle de solidarité à la française, en partie basé sur la solidarité familiale.

De son côté, Harriet de G. soutient l’individualisation du mode de calcul d’autres prestations comme le RSA tout en précisant que « l’AAH vient pour sa part compenser une incapacité de travail qui n’est pas corrigible avec le temps ». Cécile Morin souligne aussi que « l’AAH est une allocation qui compense un tas d’obstacles validistes faits à l’entrée sur le marché du travail. Des obstacles qui sont le résultat d’une autre série d’entraves, comme celles faites dès l’enfance à la scolarisation en milieu ordinaire ». Pour elle, aucun doute : « Le fait qu’une partie des personnes handicapées ne puisse vivre que de l’AAH est la conséquence de politiques validistes fondées sur la domination et la ségrégation des personnes handicapées. »

Et question accès à l’emploi, les femmes sont sans grande surprise particulièrement discriminées. C’est en tout cas la conclusion tirée par le Défenseur des droits, dans un rapport5 de 2016 : « Les femmes handicapées cumulent les risques de discriminations en ce qu’elles sont également confrontées à une certaine défiance quant à leurs aptitudes professionnelles. Méfiance qui peut se traduire par une remise en question de la nécessité même de leur insertion professionnelle et engendrer à la fois des discriminations et de l’autocensure. Face à ces difficultés pour trouver un emploi – [...] qui risque d’être plus souvent précaire, à temps partiel et mal rémunéré – les femmes handicapées n’ont parfois pas véritablement d’autre choix que celui de l’inactivité. » Sans compter toutes celles qui ne sont tout simplement pas en mesure de travailler.

Face à une dépendance aux aidants familiaux qui se double souvent de précarité, la proposition du gouvernement d’instaurer une déduction fiscale de 5 000 € sur les revenus du conjoint du bénéficiaire de l’AAH est à la hauteur du mépris exprimé pour les revendications des premières concernées. Cécile Morin va plus loin. Pour elle, il est clair que « les violences essuyées par les femmes handicapées sont aussi la conséquence de ces politiques publiques ».

Tiphaine Guéret

1 Système de valeurs discriminant qui érige la personne valide en norme sociale. Une hiérarchisation dénoncée par le CLHEE, Les Dévalideuses et d’autres, parmi lesquels le collectif Handi-social.

3 « Violence à l’égard des femmes : une enquête à l’échelle de l’UE », menée par l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (2014).

4 Un court résumé en français est disponible sur le site defenseurdesdroits.fr (21/09/2021).

5 « L’emploi des femmes en situation de handicap », defenseurdesdroits.fr (14/11/2016).

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Cet article a été publié dans

CQFD n°205 (janvier 2022)

Dans ce numéro vert de rage, un dossier « Pour en finir avec une écologie sans ennemis ». Mais aussi : une escapade en Bosnie en quête d’étincelles sociales, l’inaction crasse du gouvernement envers les femmes handicapées, l’armée qui s’incruste à l’école, des slips chauffants, des libraires new-yorkais atrabilaires, des mômes qui attaquent Disneyland…

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