Sexe & handicap
Tous les corps sont désirables
« Force est de constater qu’il n’y a que deux sujets qui passionnent et excitent les personnes valides nous concernant : nous aider à mourir ; nous aider à b*****1 », s’indignait Elisa Rojas, membre du Collectif lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation (CHLEE), en février dernier. La secrétaire d’État chargée du handicap, Sophie Cluzel, venait de proposer de légaliser l’assistance sexuelle pour les personnes handicapées. Une pratique autorisée en Suisse et en Allemagne, mais interdite en France car assimilée à de la prostitution – ce qui n’empêche pas qu’elle y existe en dehors de tout cadre légal.
« Je ne peux être ni pour, ni contre l’assistanat sexuel, la problématique est complexe, mais il faut bien prendre en compte la question des personnes qui n’ont aucune possibilité d’accès à leur corps », expose Milena, militante du Planning familial de Marseille. Intervenante sur les questions de sexualité et de handicap, Milena n’oublie pas que cette question se pose dans une société intrinsèquement validiste. Le corps valide et en bonne santé reste le standard, quand ceux qui sont moins normés continuent d’être stigmatisés, dénigrés. Infantilisés.
Pour certaines personnes concernées, ce sont les bases mêmes de ce débat qui posent problème. Rémi Gendarme-Cerquetti, do cumentariste et auteur du puissant pamphlet Je n’accepterai aucune assistante sexuelle si lui faire l’amour ne la fait pas elle-même trembler de plaisir (éditions FLBLB, 2014), s’oppose ainsi à l’idée « essentialisante » selon laquelle la sexualité est « une problématique à prendre plus spécifiquement pour une personne handicapée que pour une personne valide ». Et l’auteur, tétraplégique, de préciser son propos : « Amitié, amour, séduction, sexualité... Nous sommes tou·tes confronté.es aux différentes problématiques que connaît le monde, et d’autres personnes l’ont parfois été beaucoup plus violemment que moi. » Rémi Gendarme-Cerquetti va même plus loin, en affirmant que la focalisation médiatique sur l’accompagnement sexuel détourne l’attention d’autres problèmes essentiels : « Il est facile de faire de jolis reportages France 3 en montrant un.e travailleur.se du sexe qui vient branler un.e gentil.le handicapé.e. […] Mais pour l’extrême pauvreté, l’isolement social absolu, la maltraitance subis par les personnes handicapées, on fait quoi ? »
Rémi Gendarme-Cerquetti s’est senti profondément blessé lorsqu’il a entendu parler de ce projet, qu’il considère comme déshumanisant : « Dire qu’on va mettre en place de l’accompagnement sexuel à destination des personnes handicapées, c’est dire que leurs corps, à cause de leur handicap, les disqualifient. Il en résulte forcément une ode au corps valide comme seul corps valable. » La logique sur laquelle repose ce type de service serait en quelque sorte la suivante : les personnes handicapées doivent avoir droit à un assistant sexuel parce qu’elles n’ont plus aucun espoir de séduire.
Bien des opposants à l’assistance sexuelle considèrent également que cette pratique véhicule l’image du corps valide comme étant le seul à pouvoir procurer du plaisir. No An ger, blogueuse féministe et handicapée physique, trace même un pertinent parallèle entre la prétendue passivité du corps féminin et celle du corps handicapé : « L’activité du valide ou de l’homme va permettre l’exploration d’un corps passif qui se méconnaît.2 »
La critique concernant l’assistanat sexuel va encore plus loin. Aux yeux de nombre de ses détracteurs, il homogénéiserait et aseptiserait la sexualité des personnes handicapées. Pour Rémi Gendarme-Cerquetti, cet accompagnement véhicule une moralisation de la sexualité, l’imposition de « bonnes pratiques » sexuelles, de désirs légitimes. Autrement dit, une sexualité sécurisée qui nie la part de troubles, d’expérimentations, d’excès que le sexe peut porter : « Ce projet est basé sur une sexualité éminemment normative. L’idée est de “faire comme”. Comme les autres, les valides, dans les pubs et les séries. J’affirme qu’il en faut plus que ça pour rendre les gens libres et autonomes. » S’ajoutant à la marginalisation généralisée dont sont victimes les personnes handicapées, ce service pourrait les enfermer dans une sexualité de seconde zone. Honteuse et tarifée.
Le débat autour de l’assistanat sexuel a un aspect hypocrite. Il serait en effet paradoxal de légaliser cette activité tout en continuant à traquer les prostitués et leurs clients. « Si l’assistance sexuelle est du soin, alors la prostitution l’est aussi, estime Kristin, ex-assistante sexuelle. Et si elle l’est, alors chacun, valide ou non, a le droit de se faire soigner, non ? Alors, les prostitués aussi sont des paramédicaux et devraient être reconnus. » Et Kristin de souligner l’épineuse contradiction que pose cet aspect du débat. Selon elle, certains se disent : « J’ai bonne conscience parce que je suis contre la prostitution (l’exploitation du corps de la femme) » tandis que d’autres raisonnent à partir du handicap : « J’ai bonne conscience parce que je permets aux personnes handicapées d’avoir une sexualité. »
Des voix s’élèvent également pour dénoncer la misogynie qui accompagne souvent l’idée de l’assistance sexuelle. Parmi elles, les militants de CHLEE qui, dans leur Manifeste, affirment que « comme la prostitution, le système s’adresserait d’abord aux hommes handicapés qui feraient le même raisonnement que les clients de prostitués : leurs besoins sexuels sont irrépressibles et vitaux. » Dès lors, « ce serait un système archaïque et misogyne de marchandisation du corps », mais cette fois-ci légalisé. Une hypothèse que Kristin corrobore au vu de son expérience de l’assistanat sexuel : » Tous mes clients n’étaient pas des hommes, mais ces derniers étaient tout de même la majorité. Je pense que cette situation est due au fait que les femmes ne songent pas à faire appel à ce service et/ou qu’elles n’y ont pas accès financièrement. De plus, pour les femmes, recevoir un homme peut être associé au danger. »
Kristin a effectué des prestations sexuelles de façon occasionnelle, quatre fois par mois pendant trois ans. Sa vie sexuelle, avant, était faite de rencontres furtives « sur le mode Tinder, mais sans l’application ». Kristin le dit sans détour : « J’ai une addiction au sexe. » Un jour, elle a découvert qu’une association belge proposait une formation à l’accompagnement sexuel des personnes handicapées : « Cette formation a constitué une solution à mon problème de libido débordante. Une solution adéquate, c’est-à-dire sécure et qui préserve mon intégrité. » Kristin décrit la profonde libération que cette expérience lui a apportée, notamment sur son rapport aux corps et à la norme : « J’ai acquis la connaissance intime que le plaisir sexuel ne relève pas de l’attirance physique. N’importe qui peut s’avérer être un partenaire sexuel satisfaisant. Petit, obèse, maigre, chauve, valide ou non, amputé, atrophié, en chaise, avec des béquilles, une prothèse… tout cela n’a aucune importance. Seule la qualité de la communication compte. » Ces rencontres l’ont aussi aidée, en tant que femme, à davantage formuler son consentement et ses désirs, tout en étant à l’écoute de ceux de ses clients : « J’ai appris à verbaliser les actes, à demander, à consentir, à refuser, à mettre des limites. »
Stéphanie, décidée à faire la formation d’assistante sexuelle en France, a quant à elle rebroussé chemin. Elle explique qu’au départ, le cadre lui semblait rassurant, professionnel, qu’il y avait une réflexion sur les implications affectives et les motivations du candidat. Mais la rencontre avec Rémi Gendarme-Cerquetti et la lecture de son pamphlet contre l’assistanat sexuel ont profondément bouleversé sa vision du handicap : « J’ai compris que la formation et le statut d’assistante sexuelle proposaient une vision aseptisée et safe de la sexualité. Une forme de “service” assez judéo-chrétien, de sacrifice pour les “pauvres handicapés”. »
Il existe différentes approches de l’accompagnement sexuel. Celle qui est défendue en Espagne par le projet « Tus manos, mis manos » (« Tes mains, mes mains ») trace un cadre précis, où l’accompagnant sexuel n’apporte qu’une aide technique : « Le travail de l’assistant ne consiste ni à exciter la personne assistée, ni à s’exciter elle-même ou à ressentir du plaisir, lit-on sur le site internet du projet3. Il ne s’agit pas non plus d’édu quer ou de réaliser une intervention thérapeutique. L’intervention de l’assistant est purement instrumentale. » Responsable de « Tus manos, mis manos », Antonio Centeno ne conçoit ce service qu’à destination des personnes n’ayant pas accès à leur propre corps – ou pour des couples ne pouvant pas avoir de relation sexuelle sans l’aide d’un tiers.
Coréalisé en 2015 par Antonio Centeno, l’excellent documentaire Yes we fuck ! aborde, sans détour et de façon crue, la question de la sexualité des personnes handicapées (dans le film, le handicap est appelé « diversité fonctionnelle »). Il met en lumière le manque profond de représentation érotique ou pornographique des personnes handicapées dans notre société. On y voit, à la fin, une vidéo présentant une séance d’accompagnement sexuel. « C’est fondamental qu’il y ait du feeling entre toi et moi », explique Soledad à Teo, la personne qui l’assiste. Teo s’empare de la main de Soledad et l’aide à se parcourir. Pour la première fois, Soledad découvre la sensation de ses cheveux, de son visage, de ses tétons. L’échange est beau. Respectueux.
Dans son pamphlet, Rémi Gendarme-Cerquetti défend la création de sextoys adaptés permettant aux personnes handicapées de se masturber de manière autonome : « Pourquoi un aide médico-psychologique ne pourrait-il pas sortir un tel sextoy adapté d’un tiroir avant que la personne concernée ne passe une soirée d’extase ? Il s’agirait alors que le personnel soignant accepte simplement de nettoyer l’objet quelques heures plus tard. » Une idée que porte aussi Milena avec le Planning familial, notamment en réponse à des cas comme celui de l’adolescent « soulagé » par sa grand-mère [voir encadré] : « Si des sextoys étaient remboursés par la Sécu pour certaines personnes handicapées, on pourrait peut-être éviter ce genre de situation. »
Une chose est sûre : le débat sur l’assistanat sexuel reste et restera épineux. « En France, on n’est pas mûr pour ça, opine Milena. Tant qu’on n’aura pas fait de l’éducation à la sexualité dès le plus jeune âge et qu’on n’aura pas donné la possibilité aux gens de choisir ce qui est bon pour eux, d’affirmer ses désirs et son consentement, de repérer et respecter le consentement de l’autre, de comprendre les questions de contraception et de consentement éclairé, ce sera un faux débat. » L’éducation sexuelle, notre rapport au sexe, à la prétendue normalité, l’accès à son propre corps, la découverte de ses envies, ses désirs, est affaire de tous, valides comme non-valides : « C’est bien à l’échelle de toute une société qu’il faut revendiquer les idées de libertés, d’éducation et de santé sexuelles », nous affirme Rémi Gendarme-Cerquetti. Avant de conclure : « Dans ma vie, mon handicap m’a apporté autant de choses qu’il m’en a empêchées. Sur le plan sexuel, c’est sûrement identique. Aurais-je connu les personnes que j’ai rencontrées sans mon handicap ? Peut-être que sans lui j’aurais été un as de la levrette. Je ne sais pas. J’aurais peut-être aussi été un sale con. »
Des violences sexuelles passées sous silence
Si le débat sur l’assistanat sexuel est porté par un grand nombre de professionnels du handicap, c’est sans doute en partie parce qu’il leur permet de déléguer la question de la sexualité à d’autres professionnels. Ce constat est dramatique pour Milena, militante au Planning familial et intervenante dans des institutions spécialisées. Selon elle, c’est bien toutes ces structures qu’il faudrait sensibiliser à la sexualité : « La sexualité des personnes handicapées – mineures et majeures – reste extrêmement taboue dans les institutions spécialisées et le personnel n’est absolument pas formé à ces questions. Les gens ne nomment pas les parties du corps, n’ont pas intégré la question de l’intimité, du respect de l’autre, du consentement. Quand on leur dit qu’on fait de l’éducation sexuelle, ils pensent qu’on forme les personnes handicapées à l’acte sexuel reproductif hétéronormé. »
Ce manque de formation et/ou ce déni amènent aussi parfois à passer sous silence des violences sexuelles : « J’ai reçu un adolescent qui s’est fait masturber par sa grand-mère quand il était en érection. Les parents ont été avertis, il n’est plus en contact avec sa grand-mère. On lui a expliqué que cela était interdit, mais son développement psychoaffectif a été effracté, et maintenant, c’est difficile de pouvoir l’aider à supporter la frustration, étant donné qu’il n’est pas en capacité de pouvoir se satisfaire tout seul. » Par ailleurs, dans les groupes de parole que Milena anime, les témoignages de femmes handicapées victimes de violences sexuelles – dans leur famille ou au sein des institutions spécialisées – abondent : « La majorité te raconte des incestes, des viols, dans la famille ou dans le couple, parfois c’est la première fois qu’elles en parlent. Quand les structures arrivent à porter plainte, ce qui est rare, c’est plutôt exceptionnel qu’un accompagnement adapté de la victime soit mis en place. Ils essayent plus ou moins d’éloigner l’auteur de la victime, en le transférant dans une autre structure. Si l’éducation au respect de l’autre et au consentement n’a pas été faite, il y a de fortes probabilités que l’agresseur recommence. »
Un constat que partagent les militants du CHLEE, qui dénoncent également la mainmise des institutions sur la sexualité des personnes handicapées : « Les institutions ont de tout temps cadré la vie intime, sexuelle et reproductive de leurs résidents : interdiction d’avoir des relations sexuelles, stérilisations… L’assistance leur offre une nouvelle modalité de contrôle des corps handicapés et de cadrage de leur sexualité. Pire encore, en proposant des formations “certifiantes” aux personnels du médico-social qui y travaillent, en les “sensibilisant” à la dimension sexuelle des personnes handicapées au lieu d’envisager en priorité une véritable éducation sexuelle des concernés, on encourt le risque de multiplier les abus sexuels que ces milieux fermés favorisent. »
1 « Comment faire diversion : la stratégie politique du cul », Elisa Rojas, Auxmarchesdupalais.wordpress.com (10/02/2020).
2 « De la masturbation et autres considérations sexuelles », Amongestedefendant.wordpress.com (24/02/2015).
Cet article a été publié dans
CQFD n°189 (juillet-août 2020)
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Paru dans CQFD n°189 (juillet-août 2020)
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Mis en ligne le 04.08.2020
Dans CQFD n°189 (juillet-août 2020)
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5 août 2020, 12:46, par Martine COSTES-PEPLINSKI - Metanoya
Bonjour
Débat toujours très très chaud ! Juste une précision : à ce jour, dans aucun pays, ni la Suisse ni ailleurs, la fonction d’assistant sexuel n’est légalisée ni remboursée par la SS ou les mutuelles. Les personnes qui l’expérimentent ne se font pas payer pour ne pas être accusées de prostitution (elles font payer un déplacement). Je suis sexologue (avec grande expérience dans le handicap), et je ne peux dire qu’une chose : essayer de déconnecter corps/émotions/cognitions pour réaliser une "prestation sexuelle contractulisée" est une manoeuvre impossible aux humains, tant pour le prestataire que pour l’acheteur. Et réaliser l’harmonie entre ces trois instances est, pour tout un chacun est un challenge bien difficile pour tout un chacun... Récoutez Grand Corps Malade dans son slam "Ma tête, coeur et mes couilles..."