On ne se remet pas d’un viol [1]. C’est en substance ce que drainent beaucoup de discours sur les violences sexuelles. Meurtries dans leur chair, les femmes victimes n’auraient plus qu’à renoncer à leur désir, à faire une croix sur leur plaisir. Si pour certaines, déserter ces terrains est vécu comme une nécessité, d’autres s’attellent à reconstruire leur sexualité sur les ruines du traumatisme.
C’est le cas de Fanny [2] et Emma qui ont accepté de livrer un témoignage intime, personnel et mouvant de leur rapport au « sexe » après leur agression. De ce par quoi elles sont passées et du terrain gagné. Des blessures jamais refermées et des cicatrices sur lesquelles veiller.
Fanny a 32 ans. Elle est lesbienne. Adolescente, un homme l’agresse. Il est plus âgé qu’elle, elle le connaît. Elle dit « non », il insiste et la force. Quelques années plus tard, alors que Fanny sort avec des femmes, une deuxième rencontre tourne mal : dans l’intimité, celle qu’elle aime fait d’elle son « objet sexuel ». Douze ans plus tard, Fanny vit aujourd’hui avec Agathe.
« Mon entrée dans la sexualité s’est faite par un rapport non consenti imposé par un homme. Je n’étais pas du tout prête, j’ai dit “non”. Trop de fois pour ne pas être entendue. C’était une agression sexuelle. Je le dis comme ça parce que je n’arrive pas encore à parler de viol.
Cette agression, donc, a eu un impact direct sur mon rapport aux hommes : elle a certainement réduit le champ des possibles qui n’était déjà pas bien ouvert. Est-ce que je suis gouine parce que mon premier rapport avec un mec a été celui-là ? La question peut se poser, mais je crois que les choses sont plus complexes que ça. Les femmes, je les aimais bien avant ce type-là, c’est une certitude. J’ai fait un slow avec un garçon quand j’avais cinq ans qui m’avait un peu émue, mais j’embrassais déjà ma meilleure amie à cette époque-là.
Si cette violence n’est pas à l’origine de mon désir pour les femmes, je sais qu’elle a clairement impacté ma sexualité. Pendant longtemps, j’avais des angoisses à chaque rapport sexuel même si mes partenaires étaient des femmes. Ce premier mec n’a pas pu me pénétrer parce que je n’étais pas consentante et pendant longtemps, à chaque rapport, je me disais que mon corps n’allait pas répondre. C’était la crainte de ne pas mouiller assez, d’avoir un vagin trop étroit. Jusqu’à il y a peu, je vérifiais à chaque fois si j’étais assez lubrifiée. Ça m’arrive encore aujourd’hui.
Paradoxalement, cette agression a aussi peut-être influencé d’autres choses : si les hommes ne sont pas pour moi des objets de désir, ils peuvent être des objets de fantasme. Je ne parlerais pas de fantasmes de viol, mais quand même : je pense souvent à des rapports costauds, j’imagine un mec qui me “chope”. Pendant un moment, c’était tellement présent que je me disais que j’allais me réveiller un jour en me rendant compte que c’étaient les hommes que je désirais vraiment. Donc la violence de ce mec, elle est inscrite dans mon corps jusque dans mes fantasmes et mon désir – qui ne se porte pas sur les hommes.
Après cette agression, je suis sortie avec plusieurs filles. J’avais 17 ou 18 ans, c’était une sexualité un peu timide, les débuts où tu tâtonnes. Et puis à 20 ans, j’ai rencontré une femme qui avait dix ans de plus que moi et qui m’a brutalisée. Cette histoire a duré dix-huit mois pendant lesquels j’étais reléguée au rang d’objet sexuel. Ça m’a brisée.
Quand ça s’est terminé, pendant une année, plus aucune femme ne pouvait me toucher. Lorsque je sentais que l’une d’elles me désirait, je le vivais comme quelque chose de sale, d’avilissant, de dangereux. Comme je ne pouvais plus envisager une sexualité avec des femmes, je suis allée vers des rapports destructeurs. Je me retrouvais dans des lits de mecs que je ne connaissais pas et dont je n’avais pas envie. Je me mettais en difficulté. Je n’en ai quasiment aucun souvenir parce que j’étais absolument trop saoule pour savoir ce que je faisais, et que je ne voulais d’ailleurs pas savoir. Quand il y a des violences sexuelles dans un rapport amoureux, ça te brise au-delà du corps. Cette histoire montre que les rapports lesbiens sont aussi traversés par la domination.
Après cette période, j’ai recommencé à coucher avec des femmes. Sauf que je m’étais découverte dans la sexualité avec cette femme qui m’a fait subir des pratiques violentes qui m’emmenaient au-delà de ce que je désirais, de ce que voulais et de ce que je pouvais supporter. Cette violence-là a teinté ma sexualité. J’avais l’impression que c’était ça le modèle. Parce que j’avais vingt ans, qu’elle en avait trente et que pour moi c’était une femme avec un grand “F”. Paradoxalement, après je m’ennuyais presque de ne pas avoir mal quand je baisais. J’ai aussi connu des rapports que je considérais comme sexuellement puissants alors que c’étaient surtout des rapports dans lesquels je n’arrivais pas à dire que c’était trop pour moi. Je travaille encore sur le fait de réussir à dire “Ça, ça ne me va pas” ou “Pas maintenant, pas de cette manière-là, pas autant.”
J’ai été longtemps dans la fuite du lien et je laissais du coup toute la place à une sexualité vénère. Je revendiquais aussi avoir besoin de sexe, je disais que je ne pouvais pas m’en passer. Un peu comme une fierté virile à la con. J’ai toujours un rapport très angoissé à la baise : si dans mon couple, ma sexualité n’explose pas tout le temps, n’est pas au premier plan, je flippe parce que ça veut dire que je laisse la place à autre chose, à une autre forme de lien. Jusqu’à il y a peu, ça me travaillait tous les jours.
Aujourd’hui, je suis avec Agathe, c’est ma première relation longue depuis douze ans. Je peux maintenant être avec une femme que j’aime, la désirer sans avoir besoin de me sentir salie ou de la salir. C’est le résultat d’un long processus. Elle est un vrai soutien. Entre autres parce qu’elle est beaucoup plus au clair que moi avec le consentement. C’est souvent elle qui me fait remarquer qu’il y a quelque chose qui ne me va pas. Elle le voit avant que je l’exprime. Je peux dire aujourd’hui qu’il y a des choses très joyeuses dans ma sexualité. J’aime la liberté qu’offre un rapport sexuel de lesbiennes, le fait de ne pas être pourvue d’un pénis et de pouvoir en jouer, déplacer cette question du phallus, pour de vrai.
Je crois que la façon dont on se remet d’un viol dépend de la façon dont on est entourée, entendue. Chez moi le traumatisme est toujours présent, il y a une fissure à un endroit. Tu as beau colmater, poncer, c’est toujours présent. Tu travailles autour de ces failles, mais ton corps imprime, c’est comme une cicatrice. Heureusement qu’on peut se retrouver avec des personnes, lesbiennes ou non d’ailleurs, qu’on peut en parler, construire un discours autour de cette question des violences sexuelles, qu’on peut s’accompagner. Il y a une vraie force puisée dans la sororité. »
Emma a 40 ans. Elle vit avec Alex et, ensemble, ils ont une petite fille. Il y a vingt ans, un homme lui impose avec beaucoup de violence une fellation. Une expérience douloureuse vécue à un moment où son équilibre était déjà sur la tangente.
« À l’âge de vingt ans, dans un moment d’errance lié à une bouffée délirante qui a duré plusieurs mois, j’ai atterri dans le lit d’un gars rencontré dans un bar. Il a d’abord voulu me pénétrer, mais ça m’a fait mal. Il m’a alors attrapée par les cheveux, a plaqué sa bite dans le fond de ma gorge et a choisi la vitesse des allers-retours de ma tête le long de sa verge. J’ai poussé un tout petit “À l’aide” qui a arraché un rictus au mec qui dormait au sol à côté du lit, et qui n’a pas bougé. Puis j’ai vomi et me suis endormie. Je trouve ça nécessaire de raconter ce point de départ parce que toutes les agressions sexuelles ne se ressemblent pas, et leur impact sur la personne peut parfois dépendre de la nature de l’événement.
À ce moment-là, moi, je n’avais pas vécu moult expériences sexuelles. Du coup, ça a marqué mon rapport à la fellation – passage souvent obligé de la sexualité hétéro – durant de nombreuses années. J’ai détesté ça pendant longtemps, j’avais tout le temps des haut-le-cœur quand je m’y attelais. Le fantasme que manipule le porno, selon lequel il faudrait aller très profond, tenir la meuf par les cheveux, lui faire faire des gargarismes improbables, limite lui faire rendre ses tripes, je le trouve particulièrement abject. Et j’ai l’impression d’avoir croisé pas mal de mecs qui ne l’avaient pas remis en question.
Plus généralement, comme cette agression est arrivée au début de ma vie sexuelle, ça n’a pas contribué à ce que je m’épanouisse vraiment de ce côté-là. Je crois qu’il m’en est resté longtemps l’idée qu’il fallait avant tout satisfaire les désirs de l’homme, pour éviter qu’il finisse par me contraindre. Je n’ai pas reçu d’éducation sexuelle de la part de mes parents, pourtant féministes. C’était vraiment un angle mort total, je n’étais pas outillée pour me sentir puissante dans ce domaine.
Il faut aussi dire que dans la décennie qui a suivi cette agression, j’ai fait plusieurs passages en hôpital psychiatrique et que j’ai pris un antipsychotique qui m’a fait prendre beaucoup de poids, qui a maintenu mon corps et mes sensations à distance, faisant piquer ma libido en rase-mottes. Je couchais ou avais des histoires affectives avec des gens aussi perdus que moi, et le besoin de tendresse primait largement sur celui de jouir. Pendant longtemps, j’ai eu l’impression de ne pas savoir faire du sexe, un truc d’incapacité, de handicap, une vision négative de moi.
Quand je couchais avec quelqu’un, c’était plus pour satisfaire des attentes sociales. Le sexe était pour moi quelque chose d’assez plastique, sans affect, assez routinier au final : on s’embrasse avec la langue, il me pelote les seins, je lui embrasse la bite, il me pénètre, et puis voilà c’est fini. Outre les problèmes de libido imposés par le médoc, je pense que cette agression à 20 ans m’a un peu pétée dans mon élan. Qu’elle a mis de l’insécurité dans mon rapport au sexe, qu’elle a impacté ma confiance en moi-même. Grosso modo, la morale de l’histoire était “Si le mec n’est pas content, tu risques de passer un sale quart d’heure.” Ce qui ne me poussait pas à mettre mon plaisir au centre, à l’épanouir, à jouer et à jouir. C’est parce que j’ai rencontré quelqu’un qui m’y invitait et qui me mettait en confiance pour le faire que j’ai pu remettre de l’évidence dans la recherche de mon plaisir.
Cette agression a aussi peut-être eu un autre impact : ce n’est pas très étonnant, mais il n’y a pas de fellation dans mes fantasmes. Que ce soit dans ceux dans lesquels je me visualise en homme comme dans ceux dans lesquels je suis une femme.
Quand j’ai commencé à reprendre de la maîtrise sur ma vie en général, après le long cycle des passages en HP et des lentes reconstructions, j’ai eu envie de rouvrir ce chantier du sexe. Étonnamment c’est un bouquin qui m’a aidée, alors que je ne suis pas du tout habituée à ce genre de littérature “développement personnel”. Il était biface : au recto, un guide de la fellation, au verso, un guide du cunnilingus. C’était hyper hétérocentré, très romantique dans l’approche de l’acte, avec plein de métaphores too much, mais ça m’a aussi aidée à ne plus voir le phallus comme un marteau-pilon, mais plutôt comme un organe sensible, avec ses zones appelant de la délicatesse et de l’expertise. La fellation est devenue un acte ludique, où je restais maîtresse des choses que je voulais faire ou pas.
Aujourd’hui je suis avec Alex. C’est moi qui l’ai dragué effrontément. Je lui ai rapidement parlé de mon agression sexuelle, qui avait eu lieu douze ans auparavant. J’avais besoin d’être sincère, de vite expliciter mes zones d’inconfort pour qu’il ne m’y mène pas direct, par maladresse. Ça a été un peu trop abrupt, comme un abordage un peu violent dans une histoire d’amour. Je ne mesurais pas tout ce que ça allait pouvoir brasser chez lui. Du coup, il a eu besoin de me mettre à distance très vite, pour mieux re ve nir vers moi au bout de quelques semaines, quand ça s’était apaisé pour lui.
J’ose espérer que si j’avais démarré ma sexualité autrement, j’aurais pu plus vite faire de ma jouissance un axe central de mes pratiques sexuelles, et donc identifier plus rapidement les endroits où je n’avais pas envie d’aller. Il m’arrive encore des fois de dire après coup “Ça m’a fait un peu mal, mais je ne voulais pas t’interrompre parce que tu avais l’air bien.” Alors même qu’entendre l’autre dire la même chose me révulse.
Il y a cette idée qu’on ne se remettrait pas d’un viol. Je ne me sens pas forcément légitime à poser un regard dessus parce que j’ai l’impression d’avoir vécu plutôt une agression sexuelle qu’un viol. Mais si j’ai été violée et que j’ai une sexualité épanouie derrière, alors quoi ? Cela sous-entend que je n’ai pas été vraiment violée, pour m’en remettre si facilement ? C’est ultra déprimant dans ce que ça a de catégorique, de définitif aussi : cela revient à dire que dès mes vingt ans, je pouvais faire une croix sur une vie sexuelle riche et épanouissante. Heureusement que la vie est plus complexe que ça. Dans mon cas, l’enjeu est plutôt de ne pas déserter le terrain, de me répéter que jouir c’est important et qu’il faut se donner les moyens d’y arriver, sans le vivre comme un truc martial, mais comme un truc auquel j’ai droit. »
[/Propos recueillis par Tiphaine Guéret/]
>>> Cet article est extrait d’un dossier de 17 pages consacré aux sexualités, publié sur papier dans le numéro 189 de CQFD (juillet-août 2020). Voir le sommaire du journal.