Putain de chronique #3
Hommage à nos clandestinités
Mon téléphone sonne. B. a enfin « une opportunité » – comprenez : son boulot lui paie une nuit en déplacement et donc, une chambre d’hôtel. Il me propose de le rejoindre le surlendemain sur sa pause de midi. Je fais un dernier point niveau tarif (1 heure, avec massage et domination soft, on est donc bien à 250 euros), et termine en lui demandant une preuve de réservation de la chambre comme dernière confirmation.
Mon autre téléphone sonne. C’est Mme J., la coordinatrice de projets du centre socioculturel, qui m’appelle concernant le cycle d’ateliers1 que je mène la semaine prochaine. Je lui rappelle que je n’ai toujours pas reçu le devis signé, et nous prenons rendez-vous pour la réunion de bilan avec l’équipe.
Entre deux mails, je prépare ma journée du lendemain : le repas, la liste de courses, les menottes et le gode-ceinture – qu’il faut laver entre deux rendez-vous –, une tenue pour l’école, une autre pour l’escort, une troisième pour la boxe, et surtout, le goûter des enfants et les sous pour la photo de classe.
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Je jongle en permanence. Rares sont celles, et encore plus ceux, qui me connaissent sous toutes mes coutures. Les Yzé partagent leurs garde-robes : l’intervenante socioculturelle se drape dans les respectables habits de la mère, la sombre anarchiste se colore de féminisme vénère, la pute scandaleuse s’imprègne de toutes mes identités queers : léopard et bas résille, capuches et talons aiguilles, boas de plumes, moustaches. Sous les couches, seuls les tatouages disent la vraie peau que je me suis choisie.
J’aurais rêvé d’avancer à découvert. De ne pas devoir mentir à mon père, à qui j’ai pourtant toujours tout raconté dans ma vie, quand il me demande ce que j’ai foutu les dernières semaines. Mon père à qui j’ai pu dire l’HP, les cachetons et les phobies sociales, qui est venu me chercher en garde à vue et a promis de ne jamais donner notre ADN aux flics. Mais pour peu qu’il m’appelle après cinq jours de résidence porno, et me voilà obligée de remonter le temps à la recherche d’un autre récit pas trop improbable à lui faire.
J’aurais tellement aimé pouvoir répondre à ma grand-mère, qui me soupçonne toujours de rater ma vie, que je fais du cinéma, que j’ai appris le montage, le cadrage, la prise de son, que les gens adorent nos films, que je gagne ma thune en vendant du plaisir et que, quand même, pour quelqu’un qui rate sa vie, je me démerde plutôt bien quand il s’agit de payer une mirobolante opération dentaire ou d’assurer les cadeaux sous le sapin. J’adorerais pouvoir regarder mes frangins dans les yeux, leur dire que je ne suis pas que cette éternelle ado rebelle et survoltée, que je suis bien plus qu’une pseudo-révolutionnaire passablement tarée qui s’acharne à rester à la marge par goût de la difficulté.
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Mais une pornoterroriste dans la famille, ça fait tache. Ma fierté et ma joie me semblent bien peu de choses face à la putophobie que mes proches ont dû intégrer bien malgré eux. Ça m’est pourtant bien égal que le monde entier me juge, j’ai assez de complices dans l’underground pour ne même plus me sentir concernée. Aux rageux je retourne la honte. Si elle ne m’atteint pas, elle ne parle plus que d’eux. À la fameuse question « Et toi, tu fais quoi dans la vie ? », je peux répondre sans sourciller et sourire le temps que se dissipe ce petit silence gêné. Je peux m’afficher devant la quasi-totalité de l’univers comme TDS2, organiser des proj’ de porno collectives, me balader à poil sur une scène de cabaret et répondre à toutes les questions que vous n’avez jamais osé poser.
Mais voir la honte dans les yeux de mon père, la déception, ça, je ne le pourrais pas. Ce qui marche avec tous les autres n’opère pas dans ce cas. Alors, quand approchent les fêtes et les retrouvailles en famille, j’envie pour une fois les gens qui ont une vie assez tranquille, assez banale, assez normée, pour pouvoir partager leurs réalités sans devoir en dissimuler la moitié.
Cette année encore, je penserai aux putes, aux queers, aux psychiatrisé.es en sursis, à toutes les voleuses et les casseuses qui enfilent pour l’occasion le costume qu’on a taillé pour elles et pour eux.
On n’en a pas fini avec la clandestinité.
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Précédentes "Putain de chroniques" :
#1 : « Je ne suis pas la pute que vous croyez »
#2 : « Sale pute ! »
1 J’adorerais vous en parler, mais il me faut vous frustrer : je ne veux pas courir le risque d’être démasquée.
2 Travailleuse du sexe.
Cet article a été publié dans
CQFD n°205 (janvier 2022)
Dans ce numéro vert de rage, un dossier « Pour en finir avec une écologie sans ennemis ». Mais aussi : une escapade en Bosnie en quête d’étincelles sociales, l’inaction crasse du gouvernement envers les femmes handicapées, l’armée qui s’incruste à l’école, des slips chauffants, des libraires new-yorkais atrabilaires, des mômes qui attaquent Disneyland…
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Paru dans CQFD n°205 (janvier 2022)
Dans la rubrique Putain de chronique
Par
Illustré par Nijelle Botainne
Mis en ligne le 25.03.2022
Dans CQFD n°205 (janvier 2022)
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