Jusqu’à la dernière goutte
Pétrole brutal
« Quand y en a plus, y en a encore » : tel pourrait être le credo de Perenco si sa seule devise n’était pas le dollar. Au Gabon, début décembre, contre 350 millions de dollars, Total a cédé à la multinationale familiale Perenco ce que le jargon pétrolier appelle des » champs matures à point mort élevé ». Traduction : des forages pétroliers lessivés qui ne sont plus tellement rentables. Ce type de cession de vieux puits sales fait les affaires des géants pétroliers et rassure leurs actionnaires, puisque de telles transactions permettent d’ » améliorer » le « portefeuille d’actifs » en se débarrassant des sites « à la production déclinante ». La spécialité de la société Perenco, c’est justement de racler jusqu’à la dernière goutte ces gisements d’hydrocarbures pourtant essorés.
Expert en rentabilité terminale, Perenco récure donc les vieux puits pour en tirer le maximum à moindre coût, sans ménagement, en rognant sur la sécurité et la maintenance, en bafouant les populations locales et en salopant l’environnement. Ce jusqu’au-boutisme du business se fiche pas mal des préconisations de laisser dans le sol l’essentiel des ressources fossiles pour freiner le réchauffement. Pour compenser ses émissions de CO2, Perenco n’en fait d’ailleurs pas des tonnes, se félicitant surtout de créer des pépinières au Guatemala ou de planter des acacias en République démocratique du Congo (Kinshasa) pour rattraper sa mauvaise image. L’école primaire Perenco, réservée aux gamins des salariés à Muanda, fête la journée de l’arbre et célèbre le zéro déchet en classe. Sur le polo des élèves, l’écusson « École française » chapeaute le nom et le logo de la boîte, sur fond de carte sommaire de l’Afrique. Pour la fête du livre en 2021, le CCP (Centre culturel Perenco) ressort la couverture de Tintin au Congo, le plus raciste des albums d’Hergé. Passé le temps des colonies, l’autochtone peut se montrer ingrat : le 16 juillet, Perenco a été inculpée par la justice gabonaise de pollution à grande échelle des lagunes, de la mangrove et des terres agricoles du département d’Etimboué. Six pollutions en 2020, trois en 2021.
Pour la fête du livre en 2021, le CCP (Centre culturel Perenco) ressort la couverture de Tintin au Congo, le plus raciste des albums d’Hergé.
Même si c’est une première, ce genre d’aléa ne semble pas tracasser la société low cost centrée sur ses objectifs : extraire au moins cher un maximum de barils de brut en gérant des installations vétustes. Le 23 novembre 2020, Hubert Chazarenc, travailleur français de 34 ans, a marché sur une planche pourrie d’une plateforme au large du Cameroun. Il est mort treize mètres plus bas. À cette occasion, le quotidien de Douala Le Messager a aussi noté : « Les Africains employés dans cette entreprise déplorent également le fait que leurs collègues blancs soient mieux traités qu’eux en termes de salaire, mais aussi par rapport à ces accidents de travail », Perenco refusant de prendre en charge les obsèques des disparus. En octobre, le magazine Complément d’enquête de France 2 a relevé trois accidents du travail mortels chez Perenco au Cameroun, en huit mois. Bien au-delà des stats habituelles du secteur pétrolier.
Au Gabon, prétextant la sécurité de ses pipelines quadragénaires et qui fuient régulièrement, Perenco s’arrange avec les autorités locales pour mener l’ » expropriation des terres ancestrales du peuple Nkomi », dénoncée par le Réseau des organisations libres pour la bonne gouvernance, à l’initiative de la plainte contre Perenco retenue par la justice gabonaise. La société ne bronche pas plus quand les Nkomi invoquent l’okouyi, l’esprit de la forêt, pour calmer les ardeurs des prédateurs pétroliers. Le PDG, François Perrodo, s’en tape, il a ses protections, régulièrement reçu en grande pompe par les présidents, Ali Bongo au Gabon, Denis Sassou-Nguesso en République du Congo (Brazzaville). En RDC voisine, en 2008 déjà, le député Gilbert Kiakwama s’était insurgé auprès de Radio Okapi : » Les gens ne peuvent plus cultiver, ils n’ont plus d’eau potable, les rivières sont polluées, c’est inacceptable. Le pays ne peut pas continuer comme ça, qu’on laisse ces entreprises faire n’importe quoi sans tenir compte que nous sommes des êtres humains. »
Les ONG Amis de la Terre, Sherpa et Avocats sans frontières dénoncent régulièrement les « graves atteintes à l’environnement et aux droits humains » causées par la société de par le monde. Interrogé par Jeune Afrique en mars 2021, le dirlo général Benoît de La Fouchardière lâche : » Nous n’avons pas de comptes à rendre à des organisations dont les rapports sont à charge, certaines d’entre elles ayant essentiellement pour leitmotiv la disparition pure et simple de l’activité pétrolière. »
Jugé en novembre dernier par un tribunal à Brooklyn, le narcotrafiquant et paramilitaire colombien Daniel Rendón Herrera, alias Don Mario, avait déjà reconnu avoir perçu de Perenco, au début des années 2000, des millions de dollars et du carburant, livrés à sa milice paramilitaire pour protéger les installations pétrolières dans le département de Casanare (Colombie) et effectuer le » nettoyage social » en éliminant les opposants gênants1. L’appui de Perenco a ainsi contribué à financer des assassinats. En 2012, la presse colombienne révélait déjà que Perenco finançait le groupe d’extrême droite locale lourdement armé Autodefensas Unidas del Casanare, et ses membres auteurs de crimes, de séquestrations et de massacres de civils. En novembre 2018, devant un tribunal de Miami, Abraham Edgardo Ortega, une grosse huile de l’organisme pétrolier de l’État vénézuélien, a avoué avoir reçu trois millions de dollars de Perenco pour accorder à la société française un traitement de faveur2.
Trois ans plus tard, en novembre 2021, au Pérou, blocus sur le río Curaray, affluent de l’Amazone : 300 descendants des Incas empêchent l’accès au site exploité par Perenco dans la forêt, se disant prêts à prendre les armes si l’État envoie la marine de guerre pour forcer leur barrage. Il y a un précédent : en 2009, un bateau de Perenco et un des forces armées péruviennes avaient forcé un de leurs barrages sur une rivière voisine : le río Napo. Les habitants protestaient déjà contre l’intrusion dans leurs territoires et les forages pétroliers menaçant deux communautés en isolement volontaire, moins immunisées que le millier de travailleurs pétroliers qui amènent diarrhées, parasitoses et dysenteries à ces autochtones jusqu’ici coupés du monde, très vulnérables.
Au Guatemala, Perenco est accusée de pillage des biens communs de la communauté maya quiché. En juin 2017, 111 familles ont été expulsées de leurs terres de Laguna Larga par l’armée, notamment les féroces commandos Kaibiles, sinistres spécialistes de l’anti-insurrection dans la jungle. Pour sécuriser la zone décrétée dangereuse, le gouvernement avait installé en 2010 un contingent de 250 soldats dit d’élite, » bataillon vert » financé à raison de 0,30 dollar par baril de pétrole par Perenco, qui a aussi payé six nouvelles casernes militaires.
« La pérennité de notre modèle nous permet d’apporter à nos pays partenaires une contribution positive, une présence rassurante et une écoute permanente », écrit sans rire le PDG sur le site web de Perenco.
Discret dignitaire de l’ » oiligarchy », François Perrodo est un héritier. Son paternel a créé Kelt Energy en 1975, devenu Perenco dans les années 1990, gardant comme logo le symbole celte de l’hermine. La société, qui annonce 6 000 salariés, n’est pas cotée en bourse et ne publie pas ses bilans, cachée derrière des sociétés-écrans enregistrées dans des paradis fiscaux, Îles Vierges, Bahamas, Bermudes. La société n’a aucun compte à rendre aux actionnaires, ne répondant de sa stratégie qu’au clan : Carrie Perrodo, la veuve du fondateur, et ses trois enfants.
La holding au Luxembourg gère Château Labégorce, prestigieux domaine viticole situé à Margaux, dans le Médoc. Le boss de Perenco, François Perrodo, 19e fortune de France selon le magazine Challenges, est mordu de polo, mais aussi « gentleman driver » et collectionneur de bolides de course. So chic.
1 « La petrolera Perenco y los “paras” », El Espectador (14/01/2012).
2 « France’s Perenco, Russia’s Gazprombank named in Venezuela graft case », Reuters (1/11/2018).
Cet article a été publié dans
CQFD n°205 (janvier 2022)
Dans ce numéro vert de rage, un dossier « Pour en finir avec une écologie sans ennemis ». Mais aussi : une escapade en Bosnie en quête d’étincelles sociales, l’inaction crasse du gouvernement envers les femmes handicapées, l’armée qui s’incruste à l’école, des slips chauffants, des libraires new-yorkais atrabilaires, des mômes qui attaquent Disneyland…
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Paru dans CQFD n°205 (janvier 2022)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Aurélien Godin
Mis en ligne le 21.01.2022
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