Domesticité et bonnes maisons
L’enfer des cages dorées
Elles sont gouvernantes, femmes de chambre, cuisinières, nannies, lingères, le plus souvent polyvalentes. Ils sont majordomes, valets, chefs cuisiniers, chauffeurs. Ce sont les domestiques des grandes fortunes – mais vraiment très grandes fortunes – multimillionnaires, voire milliardaires, nouvellement acquises ou héritées en ligne directe des plus authentiques familles de l’aristocratie française. Leur travail : obéir, connaître et anticiper les moindres désirs de leurs employeurs et, surtout, être disponibles, corvéables à merci.
Servir les riches d’Alizée Delpierre (La Découverte)est une enquête sociologique menée dans les règles de l’art : entretiens multiples avec toutes les parties concernées (maîtres et serviteurs) et observation participante en immersion. L’autrice a travaillé, à temps partiel, auprès de ces familles comme nanny puis aide-cuisinière, et a pu éprouver ce que servir veut dire : se fondre dans les décors surannés de manoirs provinciaux ou de bling-blinguesques lofts des beaux quartiers, devenir l’ombre indispensable des « patron·nes » et saisir une part de la lumière du « paradis » luxueux qui les abrite.
Car, de leur travail, certains disent : « Mes patrons me grandissent », signifiant qu’à leurs côtés, ils et elles « vivent par procuration la vie professionnelle de leurs patrons et s’en imprègnent ». Ce n’est pas le moindre des paradoxes soulevés par l’autrice. Loin des clichés romanesques qui mettent en scène de violentes luttes des classes dans le secret des boudoirs et des cuisines, la sociologue a découvert un univers qui « concentre des domestiques plutôt diplômés qui envisagent d’entrer [au service des riches] avec l’espoir de faire une plus belle carrière qu’ailleurs ». Les rémunérations sont souvent très alléchantes et les avantages en nature (voyages, soins médicaux, cadeaux de luxe) au diapason des sphères économiques dans lesquelles ces grandes fortunes évoluent.
« Avoir des domestiques fait partie de tout l’attirail pour être légitime aux yeux des autres millionnaires »
Partant de ce constat, Alizée Delpierre développe sa thèse : « Le principal ressort de la mise au travail des domestiques est l’exploitation dorée », à savoir « une logique de surenchère qui consiste à acheter au prix fort l’investissement au travail illimité des domestiques, sorte de “super-paternalisme” en grande partie inédit par rapport aux époques antérieures. » Dans son enquête, nombreux sont les exemples de domestiques dont les employeurs affirment la main sur le cœur qu’ils sont « de la famille ». Écran de fumée que la sociologue dissipe rapidement en convoquant Pierre Bourdieu au chevet de son ouvrage : « Dire que les domestiques sont des membres de la famille, montrer qu’on leur sauve la vie et qu’on est responsables de leur bonheur autorise les riches à se faire servir et à exercer leur domination. Cela participe à l’illusio1 de la domesticité : l’asymétrie entre patrons et domestiques est compensée, et souvent masquée, par le fait que les patrons parlent et agissent comme des bienfaiteurs. C’est une forme de violence symbolique. »
On sait gré à Alizée Delpierre de poser clairement ce coin dans le décor « parfait » que les ultra-riches entendent planter : son minutieux travail d’enquête dans l’intimité de la domesticité ne laisse aucun doute sur la violence qui s’y joue. Les domestiques sont des outils : pour les aristocrates, les avoir « signifie ne pas déchoir et affirmer son appartenance à la culture “aristocratique” ». Pour les fortunes plus récentes, « avoir des domestiques fait partie de tout l’attirail pour être légitime aux yeux des autres millionnaires, montrer que l’on connaît les codes ».
Avec les domestiques à leurs côtés, à qui elles délèguent charges laborieuses quotidiennes et charge mentale d’ordre parental, notamment auprès des nannies, les grandes fortunes dégagent du temps pour se consacrer à leur travail, leurs loisirs et leurs relations sociales. Pour la sociologue, « employer des domestiques n’est pas qu’une affaire de petit confort ou de caprice de riche : il s’agit en fait d’une condition de la domination économique, sociale, culturelle et symbolique ». Et derrière chaque trombine triomphant en une de Challenges ou de Forbes œuvre la petite armée des corps soumis et cassés de la domesticité.
De Maria Celesta, d’origine colombienne, 40 ans au service de la même famille, Alizée Delpierre recueille cette confidence : « On s’habitue au mal. Toute ma vie, j’ai eu mal, à un point tel que je ne ressentais plus rien ! » De Marius, majordome, à qui elle demande ce qui a pu lui permettre de faire carrière, elle entend : « Docile, docile, docile » ; le même précise qu’il incarne « le pauvre immigré qui obéit, travaille et se sent redevable de tous ceux qui lui ont donné du travail ».
1 Chez Bourdieu, l’illusio est le fait d’être pris par un jeu social, d’être pris au jeu, de croire qu’il vaut la peine d’être joué (secession.fr).
Cet article a été publié dans
CQFD n°218 (mars 2023)
« Moins de super profits, plus de super pensions », « Prenez la thune aux milliardaires, pas aux grands-mères »... Dans les manifs contre la réforme des retraites, ça casse du riche ! Dommage collatéral ? Que nenni ! Alors que les crises se cumulent, les inégalités se creusent toujours plus et les riches se font plaisir. D’où notre envie d’aller voir ce mois-ci du côté des bourgeois. Ou comment apprendre à mieux connaître l’ennemi, pour mieux le combattre évidemment. En hors-dossier, la Quadrature du net nous parle de la grande foire à la vidéosurveillance que seront les Jeux olympiques Paris 2024. Youri Samoïlov, responsable syndical, aborde la question du conditions de vie des travailleurs dans l’Ukraine en guerre un an après le début de l’agression russe. Avec Louis Witter, on discute du traitement des exilés à Calais à l’occasion de la sortie de son livre La Battue. On vous parle aussi du plan du gouvernement « pour la sécurité à la chasse » qui n’empêchera hélas aucun nouvel « accident » dramatique, d’auto-organisation des travailleurs du BTP à Marseille ou encore d’une exposition sur un siècle d’exploitation domestique en Espagne... Et plein d’autres choses encore.
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Paru dans CQFD n°218 (mars 2023)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Elena Vieillard
Mis en ligne le 05.04.2023
Dans CQFD n°218 (mars 2023)
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