Service public : paroles d’agents

« L’État dynamite notre bien commun »

Ils sont pompier volontaire, agent forestier, infirmière ou encore conseillère Pôle emploi. Toutes et tous subissent de plein fouet les coupes budgétaires, le manque de moyens humains, voire le management violent. En somme, le délitement du service public pour lequel ils triment. Verbatim.
Par Théo Bédard
À Pôle emploi : « J’ai l’impression de travailler dans une boîte privée »

Alice* est conseillère dans une agence Pôle emploi du nord-ouest de la France. Salariée depuis 2008, elle observe au quotidien le délitement de ce service public qui fait les frais de la politique du chiffre et de la numérisation à marche forcée.

« Pôle emploi, c’est un service qui se dégrade de plus en plus. Notamment du fait de la dématérialisation et de la numérisation qui rendent nos services de moins en moins accessibles à certains usagers. Souvent, ce sont ceux qui ont le plus besoin de nous qui en font les frais. Les usagers qui ne maîtrisent pas les outils numériques ou qui n’y ont pas accès doivent alors se rendre en agence. Sauf que maintenant, les agences sont fermées au public les après-midi. Pour pallier les problèmes engendrés par la numérisation, on nous dit qu’il existe les maisons France services, censées aider les personnes à s’orienter sur le site des impôts, sur celui de la CAF, de la Sécu, de Pôle emploi... Mais ça devrait être une partie de notre travail à nous les conseillers, pas celui de gens formés à la va-vite.

Du côté des salariés, la numérisation a des conséquences directes sur les conditions de travail. Il y a de plus en plus de tentatives d’automatisation des services, que ça soit par l’élaboration d’un système de réponse automatique aux mails envoyés par les usagers ou par le calcul des indemnisations, qui est fait intégralement par des ordinateurs. Le problème, c’est qu’outre le fait que cette numérisation pourrait au final justifier qu’on n’ait plus besoin de nous, ces automatisations ne sont pas toujours efficaces. Au contraire, elles ont tendance à désorganiser les services, ce qui a pour conséquence de nous ajouter une charge de travail supplémentaire.

« La maltraitance qu’on subit finit forcément par rejaillir sur les usagers »

Les usagers font aussi les frais de l’exigence de rendement, qui prime de plus en plus sur la qualité du service que l’on propose. L’idée, c’est que les gens retrouvent du travail, et vite. Les priorités ont changé : aujourd’hui, on nous demande de répondre aux offres d’emploi sans tenir compte du parcours des usagers. L’élaboration d’un projet professionnel personnel est devenu secondaire. Côté salariés, cette politique du chiffre a aussi un vrai impact. Actuellement, quand tu es conseiller Pôle emploi, tu es observé dans ta pratique, et si ça ne colle pas avec ce qu’ils veulent, il y a des conduites harcelantes, des pressions. Certains ne tiennent pas : il y a des cas de suicides à Pôle emploi. Pour ma part, aujourd’hui, j’ai l’impression de travailler dans une boîte privée. Dernièrement, on a eu ce qu’ils appellent un “webinaire”, avec le directeur général et son adjoint, pendant lequel ils nous ont fait comprendre que si on n’était pas contents, on n’avait qu’à partir...

À l’heure actuelle, je suis inquiète pour Pôle emploi, mais aussi pour les autres services publics où les souffrances au travail sont assez similaires : j’ai l’impression qu’on est tous managés de la même façon et que la maltraitance qu’on subit finit forcément par rejaillir sur les usagers.

À cela s’ajoute la multiplication des plans nationaux. Le fait de multiplier les réformes épuise tout le monde. On passe notre temps à apprendre pour désapprendre, pour ensuite refaire autrement. Et on ne suit plus. La dernière réforme chômage [celle de 2021] a été un casse-tête pour les conseillers indemnisation. Et la prochaine arrive… »

* Prénom modifié

« La droitisation de la société se ressent jusque dans l’hôpital »

Rebecca* est infirmière aux urgences du CHU de Toulouse depuis cinq ans. Elle pointe du doigt la dégradation de l’accès au soin, qui touche de façon particulièrement dure la psychiatrie et impacte les patients les plus précaires.

« Au CHU de Toulouse, j’ai eu de la chance : j’ai assez rapidement dépassé la case CDD pour devenir stagiaire puis titulaire de la fonction publique. Aujourd’hui, mes nouveaux collègues sont essentiellement embauchés en CDI [contrat de droit privé]. La direction avance que c’est moins précaire – ce n’est pas faux, évidemment, mais ça permet surtout d’embaucher moins de nouveaux fonctionnaires. C’est une attaque évidente contre ce statut qui reste bien plus avantageux, donne droit à la sécurité de l’emploi et à différentes primes. Ceci dit, dans mon service, les filles semblent encore parvenir à se faire titulariser assez facilement, mais il semble que ce ne soit déjà plus le cas partout.

Dès mon arrivée, j’ai pu constater le manque de lits, de personnel… Depuis, l’accès au soin s’est encore dégradé. C’est surprenant pour une agglomération de cette importance, mais Toulouse est un désert médical. Il peut être très long d’obtenir un rendez-vous chez le médecin, et les personnes qui n’en obtiennent pas se rabattent sur les urgences, ce qui aggrave encore un peu plus la situation.

« Cette idée qu’on accepte tout le monde à l’hôpital public est fausse »

On parle du manque chronique de moyens, mais je constate aussi les conséquences de la droitisation de la société, qui se ressent jusque dans l’hôpital. Les “valeurs” du service public se perdent. J’entends de plus en plus de collègues reprendre ce discours médiatique qui prétend que les gens se déplacent pour rien aux urgences. Sauf que ce n’est pas vrai ! Là où la situation est la plus terrible, c’est pour les personnes en grande précarité. Il y a quelques mois, un SDF d’une cinquantaine d’années est arrivé aux urgences. On lui a découvert un cancer du poumon. Habituellement, on envoie le patient au service pneumologie d’un autre hôpital pour une exploration fonctionnelle respiratoire et la mise en place d’un traitement. Mais là, le service en question l’a tout bonnement refusé. Étant sans logement, ce qui exclut de fait toute hospitalisation à domicile, il aurait occupé un lit trop longtemps à leurs yeux… C’était la première fois que je voyais ça ! Heureusement, on a finalement trouvé une solution de secours, mais tout cela reste au bon vouloir du chef de service. Si on ne s’occupe pas de ces personnes en grande difficulté, qui va le faire ? Ils ne peuvent pas aller en clinique ! Cette idée qu’on accepte tout le monde à l’hôpital public est fausse, il y a un tri qui est fait et ce sont les plus pauvres qui sont les premiers pénalisés.

Le point noir, c’est vraiment la psychiatrie. Je vois de plus en plus de situations aberrantes où les soignants des urgences psychiatriques sont obligés de refuser des patients qu’on doit accueillir chez nous. Sans compter le nombre de personnes qui devraient être hospitalisées et qu’on renvoie chez elles ou à la rue, faute de place. Une fois, on a gardé un patient en attente d’hospitalisation pendant une semaine pour finalement devoir le laisser sortir. Comme si, d’un coup, il ne présentait plus de risque suicidaire. Une psychiatre m’a récemment avoué qu’elle avait vingt patients, des cas graves, attendant pour un “secteur fermé”, c’est-à-dire une hospitalisation sous contrainte. Mais elle n’avait que deux places disponibles. Elle appelait tous les jours l’ARS [l’Agence régionale de santé] pour qu’ils ouvrent des places, sans que rien ne bouge. Là encore, ceux qui en font les frais, ce sont les grands précaires, les sans-papiers, les gens qui n’ont rien pour se défendre, pas de famille pour pousser derrière et exiger une hospitalisation. C’est l’une des grandes raisons pour lesquelles je vais bientôt quitter les urgences pour un autre service. Ça me touche trop.

La situation est très dure alors que nous sommes un des rares services d’urgences en France, si ce n’est le seul, à avoir récemment gagné du personnel : 26 créations de postes en trois ans. Mais on les a arrachés, ces postes ! Fin 2019 et l’été dernier, on a mené des grèves dures, entraînant la fermeture des urgences sur plusieurs journées. On n’a pas été trop soutenus par les médecins, mais 100 % du personnel paramédical – infirmières et aides-soignantes – a suivi le mouvement ! La direction a dû céder, mais nous le fait payer aujourd’hui. Clairement, elle veut éviter à tout prix qu’il y ait une troisième grève : des sanctions disciplinaires ont été prononcées contre dix collègues. »

* Prénom modifié

Par Théo Bédard
« Ça met en danger autant la population que les soldats du feu »

En France, aux côtés des pompiers professionnels, fonctionnaires des collectivités territoriales, 80 % des pompiers sont volontaires, défrayés à la vacation horaire. Léo*, l’un d’eux, nous raconte les conséquences du manque de moyens matériels, humains et financiers.

« La sécheresse est là, tout le monde en parle depuis le début de l’été, mais cela fait quelques années déjà que le problème se répète. Seulement voilà, en tant que pompier volontaire, je suis confronté à un problème antérieur, celui de la sécheresse financière. Les caisses étaient à sec bien avant les nappes phréatiques.

Le maître-mot égrainé partout du “faire plus avec moins” existe aussi chez les sapeurs-pompiers. Il faut rogner les budgets. Pour les pompiers, ça signifie : fermeture de casernes, diminution des effectifs de garde, engins vieillissants, primes refusées, salaires figés, recrutement de professionnels au compte-gouttes et suppressions de postes, départs en retraite non remplacés… Tout ça reste difficile à quantifier. Selon le vice-président de la Fédération nationale des sapeurs-pompiers de France, ces vingt dernières années, on aurait perdu près de 30 000 sapeurs-pompiers volontaires et plus de 1 300 casernes.

« Les gens sont excédés, les pompiers épuisés, les permanenciers insultés, tout le monde se tend »

Dans les trois plus grosses casernes des Bouches-du-Rhône en termes d’interventions et d’effectifs – Aix-en-Provence, Aubagne et Arles –, il manque chaque jour plusieurs agents de garde. Dans les faits, cela veut dire qu’une ambulance ne partira pas car aucun pompier ne sera disponible, ou qu’un fourgon incendie prendra la route avec quatre intervenants plutôt que six. Les gens sont excédés, les pompiers épuisés, les permanenciers insultés, tout le monde se tend. Cela met en danger autant la population que les soldats du feu.

Et tout est lié. Quand les services d’urgences hospitaliers sont fermés, quand les services sociaux sont débordés et que les cabinets médicaux sont pleins à craquer, les pompiers ont plus d’interventions considérées comme “injustifiées”, au sens où ils remplissent alors des missions qui ne sont pas les leurs, avec des délais de transit plus longs vers les hôpitaux ouverts, pour une fatigue du personnel plus importante. On en vient à se substituer aux autres services, tout le monde y perd. Et tout cela à cause d’un simple manque de moyens !

Partout en France, des centres de secours prennent l’eau, sont exigus, vétustes. Si certains départements plus riches que d’autres peuvent se payer des camions à 600 000 euros, beaucoup n’achètent que du “seconde main” ou du polyvalent : un engin pour trois missions différentes plutôt que trois engins spécialisés. Des camions qui vieillissent et ne sont pas remplacés deviennent dangereux. Je repense à mes trois collègues héraultais1, un exemple dramatique...

Je fais partie des volontaires, ceux qui représentent près de 80 % des effectifs français de sapeurs-pompiers. Je tiens à le rester, mais je soutiens aussi l’embauche de professionnels. Pour défendre cette cause, nous étions 10 000 pompiers en 2019 dans les rues de Paris. À d’autres moments, ils étaient des milliers de soignants et membres du personnel hospitalier, de profs, de cheminots, de postiers, etc. La grogne est partout. Combien de temps encore laisserons-nous l’État dynamiter notre bien commun ? Les services d’urgence sont en danger, et vous aussi… »

* Prénom modifié

À l’ONF : « On nous impose une logique commerciale »

Philippe Canal est agent forestier dans la Nièvre depuis 1995. Secrétaire général adjoint du SNUPFEN Solidaires, le syndicat majoritaire à l’Office national des forêts (ONF), il alerte sur le déficit de moyens humains, qui met en danger la population comme la planète.

« L’ONF, c’est un maillage territorial unique. On protège et met en valeur les forêts publiques domaniales, soit 10 % du massif forestier français. À cela s’ajoutent des interventions sur les forêts communales. On est partout où il y a de la forêt, de la moindre vallée inhabitée de montagne à la “diagonale du vide”, cette ligne qui va du Massif central aux Ardennes. Des coins où l’exode rural a été le plus fort. On fait un travail vital.

La forêt a de plus en plus besoin de protection avec le bouleversement climatique et les agressions qu’elle subit, surtout les incendies. Sauf que pendant ce temps, on nous enlève progressivement tous les moyens d’intervenir, humains et matériels. Malgré notre volonté, on n’arrive plus à être sur tous les fronts. Pourtant notre travail bénéficie à tout le monde : dans les montagnes, on travaille à fixer les versants et prévenir les avalanches ; sur le littoral on fixe les dunes côtières.

Mais voilà, notre financement est assuré en grande partie par la vente du bois extrait des forêts, et comme ces recettes “commerciales” sont chroniquement insuffisantes, l’État contraint l’ONF à réduire ses effectifs : en vingt ans, on est passés de 12 000 salariés à environ 8 000 aujourd’hui. Tous nos problèmes viennent de là. La taille de la forêt n’a pas réduit, elle. Les arbres continuent de pousser, les missions de protection n’ont pas changé, les forêts requièrent toujours la même attention.

Ces moyens humains qui font défaut, c’est une surcharge de travail pour tous. On est toujours sur les routes, à courir en permanence, et à l’instar des soignants avec les malades, on a moins de temps à consacrer au soin des arbres. C’est profondément démoralisant, et on y consacre bien plus d’heures que celles qu’on nous paye…

« On veut faire du “beau” travail, dans l’intérêt général, pas faire du kiloeuros »

On ne comprend plus : on veut faire du “beau” travail, dans l’intérêt général, pas faire du kiloeuros ou atteindre des objectifs financiers. On nous impose une logique commerciale : “Faut rentrer de l’argent”… Tous les jours, on cherche à nous mettre dans le crâne que le but, c’est équilibrer le budget, dégager des marges bénéficiaires. C’est une perte de sens totale.

Alors cet été, oui, il y a eu un électrochoc. Des incendies en Provence-Alpes-Côte d’Azur ou en Aquitaine, il y en a toujours eu, mais des villages du Jura, de Bretagne ou de Normandie en alerte incendies, là ce n’est plus pareil. Tout ça ne fait que confirmer les alertes qu’on lance depuis des années : avec le réchauffement climatique, le risque incendie concerne désormais la moitié des communes de France.

Même le Sénat, pas vraiment favorable aux services publics, s’est emparé du sujet en demandant que les réductions d’effectif prévues d’ici 2025 (500 postes concernés) soient suspendues. Ils sont juste rattrapés par le réel : leur credo habituel du “trop de fonctionnaires” ne tient plus la route. Les ministres de tutelle ont suivi cette recommandation et annoncé que le contrat État/ONF allait être renégocié. On va voir… On se méfie, on sait ce qu’on doit aux gouvernements successifs, de tous bords politiques.

Il y a un début d’inflexion, mais nous on veut des créations de postes. Pas seulement pour que nos conditions de travail s’améliorent, mais parce que c’est d’intérêt général. En Bourgogne, où j’officie, il faut prendre le risque incendie à bras le corps, tout de suite : surveiller la forêt, fermer des massifs si nécessaire, prévenir les citoyens sur le terrain. C’est du boulot, et on n’est juste pas en capacité de l’assumer. Même un préfet, celui de la zone de défense et de sécurité Sud, a tancé le ministre de l’Intérieur sur le mode : “Non, mais attendez, il y a de moins en moins d’agents forestiers, donc le risque incendie, ce n’est pas une priorité ?

Le public ne voit pas les emplois perdus : la forêt est là, on s’y promène, tout va bien. Mais derrière le décor, il y a un travail invisible, d’entretien, de préservation de la biodiversité. La forêt, c’est un amortisseur climatique, qui stocke 20 % de nos émissions de carbone, et un brumisateur géant. L’été, il y fait entre 5 et 10°C de moins que sur les terres agricoles. Si elle est en mauvaise santé, si elle brûle, elle ne remplit plus sa fonction. Face à toutes les urgences sociales qu’il y a ailleurs, il n’est pas simple d’alerter à ce sujet, mais c’est une mission primordiale. D’autant que ce n’est même plus une question de long terme : là, on est sur du moyen, voire du court terme… »

Propos recueillis par Benoît Godin, Tiphaine Guéret, Frédéric Peylet et Jonas Schnyder
Par Théo Bédard

1 En août 2016, un véhicule avec quatre pompiers à bord a été pris au piège des flammes. Sur les trois blessés grièvement, le plus gravement touché (brûlé à plus de 90 %) est décédé. L’enquête a conclu que le camion, inadapté, était à l’origine du drame. En calant, il a empêché le déclenchement du système d’autoprotection.

Facebook  Twitter  Mastodon  Email   Imprimer
Écrire un commentaire
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Cet article a été publié dans

CQFD n°215 (décembre 2022)

Dans cet ultime numéro de l’année, un dossier consacré à la déroute des services publics, de l’hôpital à l’Éducation nationale en passant par le Pôle emploi ou les pompiers. Mais aussi : la dissolution du Bloc lorrain, des exilés qui nous racontent le massacre de Melilla cet été, Amazon qui investit la région déindustrialisée des Asturies en Espagne, le gouvernement turc qui persécute les journalistes kurdes, des récits de vie de femmes engagées dans la lutte politique violente ou encore un reportage sur la lutte contre les mégabassines dans les Deux-Sèvres.

Trouver un point de vente
Je veux m'abonner
Faire un don