J’assiste pour ma part à une conférence étonnante sur les questions femmes-hommes et le climat. Loin de déployer un argumentaire écoféministe (mon histoire commence à dater, mais le corpus était alors déjà bien fourni [1]), l’intervenante essentialise les rôles sociaux de sexe et brosse le tableau d’une complémentarité difficile entre les deux classes. À ses yeux, c’est le refus pour les hommes de recevoir, là-haut, dans leur cœur, les bienfaits des poitrines nourricières des femmes, qui est responsable des désordres climatiques. Elle passe un peu vite sur le rapport de cause à effet et ne mentionne pas les conseils d’administration très masculins des entreprises climaticides, les différences de mode de vie entre hommes et femmes [2], ou encore la culture très masculine de la prédation sur la nature et sur les femmes. Le climat sert ici de prétexte à ressortir une vieille lune très présente dans certaines sphères écologistes : la prétendue complémentarité naturelle des hommes et des femmes qui fait le bonheur, sinon des couples, du moins des thérapeutes de couple.
[|Le développement personnel, entre culpabilité et résignation|]
Le même discours s’affiche dans les annonces de la coopérative bio historique que je fréquente à la même époque. Sauf que là, le thérapeute a ratissé large pour trouver des client·es et offre aussi ses services aux couples de même sexe – qui reposent eux aussi sur une belle complémentarité entre yin et yang, chaud et froid, actif et passif. À nouveau, il s’agit seulement de rechercher l’harmonie sans jamais regarder tout ça au prisme de la notion de pouvoir.
Tout serait affaire de travail sur soi-même et de changement intérieur
Quelques années plus tard, la publication d’Égologie [3] m’emmène plus souvent que je ne l’aurais cru dans des régions de moyenne montagne, à l’invitation de militant·es d’inspiration libertaire un peu fatigué·es de leurs voisin·es alternos. Dans les Cévennes, une militante féministe me raconte que c’est ici qu’elle a rencontré, dans le cadre de son boulot de conseillère conjugale, les femmes les plus démunies devant les violences qu’elles subissent. Pas les femmes pauvres ou exilées des cités où elle a aussi travaillé, non, des femmes avec du capital, social ou économique, mais qui lisent trop d’ouvrages de développement personnel. Ou qui, si elles en ont les moyens, vont de conférences payantes en stages onéreux.
Vue par le prisme de ces livres, la violence est un tort partagé, le signe d’une dysfonction impliquant deux partenaires censés être engagé·es dans la recherche d’une complémentarité harmonieuse. Et surtout pas une histoire de pouvoir, de contrôle sur l’autre… Ces femmes vont donc, nous raconte la camarade, de stages en ateliers de bien-être en interrogeant leur propre rôle dans le surgissement des violences, en refusant de laisser à leur conjoint la responsabilité de ses actes et sont donc, plus encore que d’autres femmes, rétives à l’éloignement et à la rupture. Tout serait affaire de travail sur soi-même et de changement intérieur.
[|Le « changement intérieur » comme fabrique de l’impuissance|]
En étudiant la réception des écrits de développement personnel de langue française, le sociologue Nicolas Marquis a interrogé spécifiquement les lectrices et lecteurs appartenant à la sphère écologiste sur leur vision du changement social [4]. Se reconnaissant dans l’écologie, le développement durable ou l’économie sociale et solidaire, les répondant·es de cette enquête se déclarent méfiant·es envers l’action politique et l’idéologie, tendant à croire plutôt en un changement venu de l’intérieur des personnes – comme l’illustre le mantra repris à tout va, « Changer le monde commence par se changer soi-même ». Ici, seule la diffusion d’une manière différente d’être, plus sage et de plus grande valeur morale, arrivera à changer en profondeur la société et lui permettra de répondre aux nombreuses crises qu’elle connaît et qui préoccupent beaucoup ces adeptes écolos du développement personnel.
Cette affinité ne vient pas de nulle part. L’écologie politique a beaucoup pratiqué depuis les années 1970 une approche holistique de l’être humain – qui le considère dans ses dimensions physique, mentale, émotionnelle, familiale… – plus que d’autres idéologies, plutôt attachées aux questions économiques et aux luttes qui ont trait à la répartition des richesses. Quand il est question de santé dans les programmes de gauche, c’est les soins et leurs financements qui sont au centre des propositions, alors que les écologistes sont plus sensibles à l’approche par la prévention et à la lutte contre la toxicité des modes de vie. Autrement dit, le droit de ne pas tomber malade en nourrissant la machine capitaliste.
Ce n’est donc pas tant l’importance accordée aux questions de santé, ni la prise en compte de l’humain dans toutes ses dimensions qui sont regrettables dans le goût de certain·es écolos pour les pratiques de soin, la spiritualité, la quête du bien-être individuel, etc. C’est avant tout la vision irénique dont témoigne l’idéologie du développement personnel, c’est-à-dire l’idée d’un monde social sans intérêts de classe, sans conflictualité, sans rapports de domination et où, pour peu que chacun·e « travaille sur soi-même », il serait possible de trouver l’harmonie avec les autres en se focalisant sur ce qui « unit » plutôt que sur ce qui éloigne.
[|Garder le moral en se berçant d’illusions ?|]
L’idéologie très libérale du développement personnel surestime la marge de manœuvre individuelle et fait peu de cas des contraintes de chacun·e, qui serait toujours en capacité d’« être soi-même » sans rien demander à personne. Ce renvoi à sa propre responsabilité, et l’impossibilité de blâmer autrui sans être accusé·e de se complaire dans la plainte et de faire le lit de son malheur, a des conséquences paradoxales.
Quand je rencontre des alternos branché·es par le développement personnel, je ressens une très forte volonté de maîtrise de sa vie, ici et maintenant, sans attendre le « grand soir ». Être heureuse ou heureux malgré tout, mener une initiative qui fédère quelques personnes et montre qu’on peut vivre autrement au quotidien permet d’échapper un instant aux perspectives politiques assez démoralisantes de l’époque. Mais se faire des illusions sur la capacité de ces petits gestes à remettre en question la course de notre monde, c’est une fabrique de l’impuissance. Le recadrage sur soi ou son milieu le plus proche parce que c’est la seule échelle à laquelle on se sent en capacité d’agir concrètement, et le refus de regarder en face les verrous – et donc les leviers d’action – d’un changement profond de société parce qu’il ne faudrait pas accorder trop de place à la « négativité » ; tout cela nous empêche de poser un regard plus politique sur les réalités du capitalocène et d’aller chercher les alliances dont sont faites les luttes.
[/ Aude Vidal/]