Même si cette idée n’est pas nouvelle, elle est devenue une idéologie politique puissante depuis la success story de la « psychologie positive » et de son projet de faire du développement personnel une discipline scientifique. À quel prix et pour quelles conséquences ? Entretien avec le documentariste Jean-Christophe Ribot, qui a écrit et réalisé aux côtés de la journaliste Claire Alet Le business du bonheur. Un documentaire qui nous raconte que cette vision du bonheur a une histoire, et qu’elle est profondément politique.
[( Le business du bonheur de Jean-Christophe Ribot (88 minutes, 2022) est visible en intégralité et gratuitement sur le site web d’Arte jusqu’au 25 février 2023 (arte.tv).)]
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D’où est venue l’idée de ce documentaire ?
« Les discours sur le bonheur et le développement personnel sont omniprésents dans l’espace public et médiatique, dans les rayons de librairie ou les slogans publicitaires. Or, alors qu’on a à notre disposition tous ces outils qui prétendent offrir des recettes pour rendre heureux, on constate à l’inverse, dans nos sociétés, l’accroissement de la souffrance au travail, l’explosion des burn-out, de la consommation d’antidépresseurs… Le contraste est tellement saisissant que l’on s’est demandé s’il y avait une corrélation, un possible lien de cause à effet et, si oui, lequel. Ces outils sont-ils là pour pallier ce mal-être ? Autrement dit, le fonds de commerce du marché du bonheur est-il la morosité ambiante ? Ou, plus pernicieusement, se pourrait-il que les méthodes de coaching et les outils du développement personnel accompagnent finalement une organisation sociale délétère au bien-être général ? Dans un premier temps, notre regard critique a porté sur le côté souvent très superficiel de ces ouvrages et de ce qu’ils proposent. Mais leur grand succès pose rapidement une question plus profonde, plus politique : que nous dit-il de notre société, sur quels fondements repose-t-il ? »
Qu’est-ce que ce « développement personnel », qui prétend être la clé du bonheur contemporain ?
« Il y a deux principes qu’on retrouve constamment dans les paradigmes du développement personnel. D’un côté, la nécessité d’exprimer le meilleur de soi-même, en révélant des capacités enfouies en nous dont nous n’aurions pas pris la mesure. Et, de l’autre, la nécessité de l’authenticité, d’un retour à un “moi authentique” qui ne pourrait s’affirmer qu’en se débarrassant des carcans de la société. Mais qu’est-ce que ce “moi authentique” qui serait débarrassé du bagage social ? Un retour aux instincts ? La question a occupé les philosophes et les psychologues pendant des siècles, mais elle n’est jamais posée par ces ouvrages de recette du bonheur. On se retrouve face à des concepts souvent creux qui n’interrogent jamais, par exemple, ni la manière dont les codes sociaux façonnent les individus, ni comment ils nous permettent de vivre en société.
« On ne se demande pas si mon bonheur va faire le malheur des autres
»Le développement personnel est fondamentalement une pensée individualiste : comment est-ce que moi, je peux m’en sortir et être heureux ? On ne se demande pas si mon bonheur va faire le malheur des autres. Or, c’est une question pour le moins essentielle lorsqu’on vit en société, qui plus est dans une société compétitive et inégalitaire. Et même si certains affirment que le développement personnel n’empêche pas de penser collectif, c’est vite nier le fait que ces discours constamment répétés, qui recentrent les individus sur eux-mêmes et qui les enjoignent en permanence à chercher la solution à leurs problèmes à l’intérieur d’eux-mêmes, les détournent, de fait, d’une pensée politique. »
D’où vient ce concept du « développement personnel » ?
« Historiquement, on peut faire remonter ce mouvement aux WASP [1] qui ont quitté l’Europe pour l’Amérique du Nord dans l’espoir d’une meilleure vie. Ils se sont retrouvés dans un pays où ils avaient tout à construire ou à conquérir. C’étaient des religieux, mais ils n’étaient pas dans l’attente que Dieu les aide, ils avaient ancré en eux cette conviction que chacun a son destin en mains et que leur nouveau pays, les États-Unis, allait naître des forces libérées de chacun. On est véritablement aux racines de ce qu’on appelle le libéralisme, c’est-à-dire le rejet de l’étatisme et la croyance dans le super pouvoir des individus.
Les premiers ouvrages qui théorisent cette idée au xixe siècle parlent de selfhelp (s’aider soi-même). Le titre du premier best-seller du pasteur chrétien Norman Vincent Peale [2], intitulé La Puissance de la pensée positive, est paru en 1952 et s’est vendu à plusieurs millions d’exemplaires rien qu’aux États-Unis. Il y explique comment les pauvres peuvent s’en sortir et devenir riches, que le destin de chacun est entre ses propres mains. De là découle le mythe du self-made-man, l’homme qui s’est fait tout seul. C’est quelque part le mythe fondateur des États-Unis… et du développement personnel. Les cas les plus notoires sont montrés en exemple, ils font l’objet de biographies, littéraires ou cinématographiques, dans lesquels on raconte comment tel individu s’est extrait de sa basse condition sociale pour “réussir”. »
Ce self-made-man est pourtant l’exception qui confirme la règle...
« C’est en effet très illusoire : pour un individu qui réussit à gravir les échelons, combien d’échecs ? La majorité des pauvres restent pauvres et les riches font en sorte de transmettre leur richesse et leur pouvoir à leur descendance. La question n’est évidemment pas posée de savoir si la réussite sociale des uns ne reposerait pas, en partie au moins, sur les échecs des autres, voire sur leur exploitation.
« C’est une idéologie qui tend à légitimer les inégalités sociales et économiques existantes »
Le corollaire de l’idée “votre réussite ne tient qu’à vous”, n’est jamais explicité. Or, l’idée que le destin de chacun est de sa seule responsabilité induit que ses échecs le sont aussi : “Si vous êtes pauvre, c’est que vous l’avez choisi ou que vous n’avez pas vraiment eu la volonté de vous en sortir.” C’est en cela que ce précepte est idéologique. C’est une idéologie qui évacue par principe les pressions et les contraintes sociales qui pèsent sur les individus. Elle tend à légitimer les inégalités sociales et économiques existantes.
Martin Seligman [3], le fondateur de la psychologie positive, le revendique sans ambiguïté. Une des études de référence qu’il cite visait à comprendre pourquoi certaines personnes ont réussi à s’en sortir lors de la grande crise des années 1930 aux États-Unis. Sa réponse ? Ces personnes étaient volontaires et optimistes alors que ceux qui n’ont pas réussi sortir de la pauvreté étaient des pessimistes. La question des déterminants sociaux est évacuée. »
Le documentaire s’arrête longuement sur la « psychologie positive »…
« Quand il crée cette discipline à la fin du xxe siècle, Martin Seligman veut donner une aura et une assise scientifique au courant du développement personnel, qui était jusque-là essentiellement porté par des coachs autodidactes. Seligman, qui était un psychologue mondialement réputé sur les questions touchant à la dépression, a réussi à vendre son concept de psychologie positive et à se faire financer, essentiellement par des milliardaires philanthropes. Il a monté une université, créé des bourses d’études… Maintenant on retrouve des diplômes de psychologie positive un peu partout dans le monde. Il est parvenu à faire reconnaître cette discipline institutionnellement. Mais même s’il a voulu asseoir sa discipline sur la science pour se distinguer des coachs, les outils concrets sont en fait fondamentalement les mêmes.
Il faut néanmoins reconnaître à Seligman une sincérité et une conviction, ce qui n’est pas forcément le cas de tous les coachs pour qui le développement personnel est parfois un simple fonds de commerce. Le projet de Seligman est politique et il le revendique : c’est un vrai libéral à l’américaine qui pense que la clé de l’humanité réside dans la force de la volonté. Selon cette idéologie, plus l’individu sera libre d’entreprendre et de s’accomplir, mieux le monde se portera. »
La sociologue Eva Illouz parle de la « psychologie positive » comme de l’idéologie rêvée du néolibéralisme [4]…{{}}
« Cette affinité entre libéralisme et développement personnel s’exprime particulièrement dans le milieu de l’entreprise. C’est une pensée qui promeut un individu efficace, bien dans ses baskets et donc performant – ce qui va dans l’intérêt du management. C’est d’ailleurs d’abord par le milieu de l’entreprise que ces méthodes se sont imposées en Europe. La psychologie dans les milieux universitaires était historiquement très ancrée dans l’héritage freudien, et donc réfractaire aux méthodes américaines.
Faire reposer la responsabilité des problèmes sur les individus eux-mêmes, les convaincre qu’ils doivent travailler sur eux-mêmes s’ils sont en difficulté, s’ils vont mal, s’ils sont en burn-out… est une manière d’éviter de questionner l’organisation de l’entreprise, la compétition économique, la pression systémique que subissent les employés, voire le capitalisme dans sa globalité. »
Un exemple concret que vous mettez en avant est la figure du « happiness manager »…
« Le Chief happiness officer (CHO) est une nouvelle profession, dont le nom était autodérisoire, mais s’est imposé malgré tout. Le CHO, c’est un peu le bras droit du DRH, mais sous un jour plus ludique et chaleureux. Il organise des karaokés, des apéros, des petits déjeuners. Il cherche à améliorer le cadre de travail à travers des moments de convivialité, des relations non violentes, des séances de sport… On ne peut pas dire que son travail soit directement néfaste, mais c’est souvent un paravent qui détourne les individus de questions plus fondamentales portant sur l’organisation du travail ou sur le rôle de l’entreprise dans la société. Poussé à l’extrême, et c’est ce qu’on voit notamment dans la Silicon Valley, un des effets de ces environnements de travail qui paraissent ultra conviviaux et ludiques, c’est le dévouement total des employés à leur entreprise. Dans ce contexte, le CHO aurait presque le rôle de sentinelle, garant de l’adhésion de tous au positivisme et à la bonne humeur.
Dans le milieu du travail, ce genre de politiques s’adresse essentiellement aux cadres. Si les managers mettent autant d’énergie à vouloir rendre leurs employés heureux, c’est d’une part pour qu’ils soient au top de leurs performances, mais c’est aussi pour les garder – ce qui est devenu un enjeu pour les entreprises. Il n’y a pas de programme de développement personnel dans les entrepôts Amazon où le turn-over, très important, ne pose pas de problème structurel à l’entreprise. »
Vous parlez des « gourous » du développement personnel et dites qu’ils racontent tous la même histoire…
« Pour réaliser le film, on a visionné énormément de vidéos de coaching et des interviews de ces coachs. Ils légitiment systématiquement leurs discours non pas par des diplômes, mais en racontant des expériences de vie dramatiques : ils étaient au fond du trou, ils ont perdu leur boulot, ont voulu se suicider, se sont fait quitter… Par la force de leur volonté, ils ont réussi à s’en sortir, ce qui leur donne le droit, désormais, de conseiller les autres. Pour certains, c’est un fonds de commerce, ou l’expression d’un égocentrisme très affirmé, mais pour d’autres, il y a une volonté sincère et innocente de se dire qu’ils vont sauver des gens en révélant les capacités cachées qu’ils ont en eux. »
Dans ces discours, il y a un fort jugement moral contre les émotions telles que la colère, la frustration, la peur, la tristesse, etc. Elles sont systématiquement présentées comme « négatives » alors même qu’elles sont constitutives de l’être humain…
« On parle du bonheur pour ne pas parler politique et économie »
« Quand je me suis plongé dans l’iconographie du “développement personnel”, ça m’a fait penser au début d’un scénario de film d’horreur. On entre dans la vie d’une famille parfaite, toujours souriante et heureuse, douce, bienveillante. La famille idéale. Mais on pressent que ce bonheur trop parfait cache des horreurs qu’on va découvrir petit à petit…. C’est un des gros problèmes de la psychologie positive : elle catégorise les émotions “positives” et “négatives” pour inciter à reléguer ou maîtriser ces dernières.
Eva Illouz, en parlant de ces sentiments relégués, rappelle que la colère est le ferment de la lutte sociale. Ces “émotions négatives” sont aussi des facteurs d’émancipation, qui permettent à la société in fine d’aller mieux. En rendant des émotions indésirables, on culpabilise ceux qui les ressentent et, plus largement, on contribue à une sorte de pacification sociale. On peut le ressentir très fortement dans tous les open space des entreprises et des start-up, où le développement personnel en vient à devenir un instrument de docilité. Si vous êtes en colère, que vous allez mal ou que vous êtes critique, vous serez très négativement vu et socialement jugé. Les travailleurs les plus prisés sont ceux qui ne se plaignent pas, qui sont toujours partant, ne critiquent pas et ne sont jamais en colère. »
Le refus de toute critique, « négative » en soi, associée à cette injonction continuelle à être heureux, tout cela est finalement très violent…
« C’est très violent. D’autant plus pour ceux qui portent ce regard critique et se font juger, voire renvoyer. C’est un des aspects sombres de la psychologie positive qui incite à refouler ces émotions dites “négatives” plutôt qu’à les conscientiser et les questionner. En les étouffant – et se rendant coupable et responsable de les ressentir – on évite de se pencher sur les problèmes fondamentaux, on évacue toute critique politique et sociale du système dans lequel on évolue. Les “psychologues positifs” rétorqueront qu’ils ne nient pas les émotions “négatives”, que leur méthode incite même à les identifier et les nommer quand on les ressent, et qu’ils sont allés jusqu’à évaluer que, pour être heureux, le rapport idéal entre émotions “négatives” et “positives” devait être d’un pour trois… Il n’en reste pas moins qu’un des effets de ces méthodes, particulièrement au sein de l’entreprise, mais aussi sur les réseaux sociaux, c’est que la critique, la tristesse, la colère deviennent tabous. Et, encore une fois, les outils proposés visent à aider l’individu à se débarrasser de ces émotions “négatives” en travaillant sur soi et non pas en pensant le système plus profondément. »
Au niveau international, les États donnent l’impression de s’être laissés convaincre par ce courant de pensée…
« Ce qui est assez marrant, c’est que les premiers gouvernements à s’emparer de la psychologie positive sont tous de droite. C’est sous Sarkozy en France, sous Cameron en Angleterre... Cette récupération fait d’abord penser à un paravent assez pratique : on parle du bonheur pour ne pas parler politique et économie. Au moment où David Cameron annonce qu’il va s’intéresser au bonheur de la population, en affirmant qu’il sera dorénavant évalué lors du recensement annuel, il lance une politique d’austérité sans équivalent depuis Thatcher.
Le programme mis en place pour réintégrer les chômeurs, toujours au Royaume-Uni sous le gouvernement Cameron, est encore plus cynique. Le versement des allocations a été conditionné à la participation à des stages de coaching au cours desquels les chômeurs étaient incités à se présenter sous un jour plus positif, plus optimiste, à donner le meilleur d’eux-mêmes. On leur demandait notamment de réciter à tue-tête des slogans d’estime d’eux-mêmes… À la question de la création d’emplois ou des aides financières s’est substituée une personnalisation de l’échec. C’est un peu la même idée quand Macron dit qu’il suffit de traverser la rue pour trouver un emploi. Du côté de Sarkozy, ça a donné le rapport de la commission Stiglitz, qui n’a eu aucune conséquence pratique. »
Comment mesurent-ils leur « bonheur » ?
« Les études scientifiques sur le bonheur se basent sur des questionnaires simples et subjectifs. On demande aux personnes interrogées à quel niveau elles situent leur bonheur sur une échelle de zéro à dix. Ensuite, tout un tas de corrélations sont établies, avec des questions complémentaires ou des expériences, pour comprendre ce sur quoi repose le bonheur. Mais, d’une part, cette question de base, qui sert à toutes les évaluations, pose de profonds problèmes conceptuels : qu’est-ce que le bonheur ? Si je suis profondément pessimiste, mais que mes conditions matérielles d’existence sont objectivement privilégiées, suis-je en droit de répondre que je ne suis pas heureux ?
Ensuite, on s’aperçoit que les réponses sont en fait très proches, quels que soient les profils, les statuts sociaux, et même les pays des personnes interrogées. Sur une échelle de zéro à dix, la plupart des gens répondent entre sept et huit. Les fluctuations sont très aléatoires. Toutes ces études sur les déterminants du bonheur reposent sur un concept de base extrêmement fragile, à la fois sur le plan scientifique et sur le plan philosophique. C’est un exemple de ce que Pierre Bourdieu appelait un “artefact” dépourvus de sens [5]. »
Vous abordez aussi le cas des Émirats arabes unis, qui ont créé le premier « ministère du bonheur » et organisent des rencontres internationales sur le sujet…
« On ne peut pas décorréler la question du bonheur des individus, de l’organisation politique dans laquelle ils vivent. »
« C’est un exemple extrême qu’on a gardé pour la fin. C’était amusant de voir que plusieurs des précepteurs de la psychologie positive, que nous avions convoqués pour notre film, étaient intervenants à ces rencontres organisées à Dubaï. C’est quasi caricatural, mais ça dit bien tous les paradoxes de cette “science” du développement personnel. C’est un pays où la critique politique est interdite, où on ne parle surtout pas de l’organisation du monde, mais où les autorités disent s’intéresser au bonheur des individus… C’est un des points cruciaux auquel on voulait faire aboutir le documentaire : on ne peut pas décorréler la question du bonheur des individus, de l’organisation politique dans laquelle ils vivent. »
Quelles sont les alternatives à cette vision du bonheur ?
« Pour penser le monde et, pourquoi pas, le bonheur, je pense qu’on ne peut pas faire l’économie de la sociologie et de l’histoire, de penser le passé et le futur de manière collective. Néanmoins, les côtés positifs que j’ai personnellement retenus en faisant ce film viennent de discours plus modérés, et moins ambitieux peut-être, comme par exemple ceux de Christophe André, qui disent l’importance d’être présent au monde, aux sensations et à ce qu’il se passe autour de soi. Je n’y vois rien de mal, et même plutôt du bien, tant que ces outils n’éradiquent pas toute pensée politique. Mais malheureusement, l’omniprésence des discours sur le bonheur individuel semble inéluctablement accompagner la tombée en désuétude de la réflexion politique, dont ils prennent mécaniquement la place sur les étals des libraires. »
[/Propos recueillis par Jonas Schnyder/]