Aux origines du développement personnel
« Réformer la vie » au lieu de changer le monde
Quand des étrangers voyagent en Allemagne au début du xxe siècle, ils se demandent si tout le pays n’est pas devenu cinglé. Des gens de tous âges zonent à oilpé au bord des lacs. Des associations tracent dans les montagnes des sentiers de rando, construisent des chalets et manifestent contre la construction de barrages. On fait l’école à la campagne ; les ados partent, Rucksack au dos, admirer les paysages et fortifier leur jeune organisme. Sur son bateau, l’empereur Guillaume II oblige sa cour à faire tous les matins des exercices de gym rythmique. Des couples du meilleur monde entrent en lutte contre le modèle du couple hétérosexuel monogame.
Afin de régénérer la race allemande, on projette des sortes de haras humains où des mâles et des femelles sélectionné·es seraient invité·es à se reproduire. Au lieu de se piquer la ruche sur leur temps de congé, les ouvriers triment volontairement sur de petits lopins qui s’étendent à perte de vue autour des villes. Pour être en bonne santé et par souci des bêtes, le végétarisme devient à la mode. Si on tombe malade, plutôt que de prendre des médicaments, on se soigne avec des herbes, des tisanes, des huiles essentielles. Dans l’Europe de la Belle Époque, tout ça paraît bizarre, bizarre. Bienvenue au pays de la Lebensreform, la « Réforme de la vie ».
Sans théorie ni leader, la Lebensreform mêle un peu tout ça : souci du corps, végétarisme, médecine naturelle, pédagogie alternative, sexologie, intérêt pour le paysage, mais aussi ésotérisme et eugénisme, c’est-à-dire « amélioration » de la race par la sélection génétique… Annonçant l’idéologie du développement personnel, les « réformateurs » prétendent soigner la société par une accumulation de choix de consommation individuels et font reposer sur l’individu la responsabilité de sa bonne santé. En fonction de leur milieu, de leurs goûts personnels ou de leurs convictions politiques ou religieuses, des millions d’Allemands piochent là-dedans des pratiques et des idéaux qui expriment tous une aspiration au progrès individuel, à la pureté, à la « nature ». En toile de fond, un immense « Mouvement de la jeunesse » (Jugendbewegung), de type scout, qui monte en puissance tout au long du xixe siècle ; en 1900, 20 % des jeunes Allemands participent à une organisation de jeunesse, persuadés de représenter l’avenir et la régénération de la société.
Les « réformateurs » prétendent soigner la société par une accumulation de choix de consommation individuels
Entre ces tendances apparemment hétéroclites, les liens s’établissent naturellement. Un penseur emblématique de la Lebensreform, l’ésotériste autrichien Rudolf Steiner, est ainsi à la fois à l’origine de la pédagogie Steiner-Waldorf, de l’agriculture biodynamique et des produits parapharmaceutiques et diététiques commercialisés sous la marque Weleda. Aucun domaine de la vie n’échappe à la Reform ; son bien-fondé est aussi peu interrogé que le sera la société de consommation dans les années 1950-1960. La Lebensreform, c’est l’air du temps1.
Car dans l’Allemagne de la fin du xixe siècle, l’air empeste. En l’espace d’une génération, entre 1850 et 1880, la société allemande est passée du monde des contes de Grimm à celui de Zola : l’horizon limité des minuscules grands-duchés et autres seigneuries du Saint-Empire, avec leurs capitales d’opérette encore semi-rurales, a cédé la place à un État militariste, première puissance industrielle d’Europe, et à des métropoles tentaculaires où des millions de prolétaires déracinés s’entassent dans des taudis insalubres. Ce bouleversement, unique en Europe par sa violence et sa rapidité, favorise l’émergence d’un puissant mouvement ouvrier – qui aboutira à la révolution spartakiste de 1918 2. Mais c’est aussi cette modernisation à marche forcée qui suscite, notamment parmi les classes moyennes, un repli sur la sphère intime, l’aspiration à un mode de vie plus sain, et le fantasme d’un retour à une « nature » jugée plus « authentique ».
La Lebensreform n’est pas entièrement « de droite » : même les marxistes les plus austères sont sensibles à certains de ses thèmes, comme le sport ou la condition animale. Mais, hier comme aujourd’hui, la haine de la modernité « décadente » et les fantasmes de pureté et d’authenticité annoncent autant le bruit des bottes en caoutchouc que celui des rangers de combat. Le maelström idéologique de la Lebensreform est ainsi souvent poreux à l’idéologie völkisch (« populaire » ou « ethnique ») qui, à la même époque, tend à réaffirmer les droits de la race germanique « authentique » sur « sa » terre.
Interdits de travailler la terre depuis le Moyen Âge, surreprésentés dans le monde urbain et les professions intellectuelles, les Juifs en sont les cibles désignées. Dans l’opinion publique allemande au début du xxe siècle, l’antisémitisme est un thème de débat aussi acceptable que l’hygiène ou la santé préventive – la propagande nazie n’aura pas à chercher loin pour dépeindre les Juifs comme des animaux nuisibles à éradiquer. Le régime nazi favorisera le naturisme et le sport, développera un culte de la jeunesse, soutiendra les droits des animaux et développera une politique écologique extrêmement ambitieuse pour l’époque : Hitler est aussi un enfant de la Lebensreform.
La Lebensreform a son Vatican, son Hollywood, son Woodstock : une colline située sur les hauteurs de la ville suisse d’Ascona, au bord du lac Majeur. En 1900, six jeunes bourgeois allemands achètent le site pour y fonder une communauté en autonomie, végétarienne, nudiste et matriarcale, qu’ils appellent Monte Verità, la « Colline de la Vérité ». À l’intérieur du groupe, la propriété et l’argent sont abolis, de même que le mariage et la famille traditionnelle. Peu à peu, des curieux de plus en plus nombreux leur rendent visite : on y croise des philosophes révolutionnaires comme le marxiste Karl Kautsky et l’anarchiste Kropotkine, le psychanalyste-gourou Otto Gross, des écrivains comme D. H. Lawrence ou Hermann Hesse, des artistes comme Isadora Duncan ou Hans Arp. Les photos d’époque rappellent étrangement celles des plus chtarbées des communautés des années 1970 : on y voit des sortes de proto-hippies aux barbes et aux cheveux longs, vêtus de tuniques de lin, prendre des poses mystérieuses ou se lancer des baballes, chakras grand ouverts.
1 L’Allemagne du 19e siècle, Sandrine Kott, Hachette, 1999.
2 Le Spartakisme – Les dernières années de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, Gilbert Badia, Otium, 2021 [1967].
Cet article a été publié dans
CQFD n°216 (janvier 2023)
Pour ouvrir 2023, un dossier « Développement personnel, régressions collectives ». Avec notamment un long entretien avec le réalisateur du documentaire « Le business du bonheur ». En hors-dossier, on parle de la déferlante législative anti-squat, de la révolte (révolution ?) iranienne (notamment à travers le rôle central des femmes), des indigènes et de la gauche au pouvoir au Mexique, de mares à grenouilles comme outil de lutte du côté de Dijon, de la grève des salarié.es du nettoyage à Lyon Perrache... Deux longs entretiens sont aussi au menu : Jérémy Rubenstein revient sur l’histoire (et l’actualité) de la contre-insurrection à la française et Tancrède Ramonet nous parle de sa série documentaire « Ni dieu ni maître » consacrée à l’anarchisme. Et comme c’est la nouvelle année, un cadeau : le retour du professeur Xanax de la Muerte qui vous offre votre horoscope 2023 !
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Paru dans CQFD n°216 (janvier 2023)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Caroline Sury
Mis en ligne le 10.02.2023
Dans CQFD n°216 (janvier 2023)
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