Coaching en nature, écothérapie, webinaire payant, etc. Il faudrait apprendre à faire son deuil, gérer ses émotions et déployer une meilleure version de soi-même pour que la société puisse évoluer. Dans une telle vision néolibérale du changement social, chacun·e doit « faire sa part » et devenir une source d’inspiration. Mais un changement de société n’est pas une addition de prises de conscience ou de changements individuels. En invisibilisant les causes sociales du mal-être, le développement personnel dépolitise nos vies et creuse les individualismes. Si se changer soi-même est peut-être nécessaire, c’est insuffisant. Nous avons besoin de luttes et d’alternatives pour transformer nos conditions collectives d’existences.
[|L’écoféminisme et la politisation des émotions|]
Dans les années 1980, Joanna Macy a développé aux États-Unis des ateliers pour « trouver la clarté, le courage et l’estime de soi nécessaires pour nous libérer de l’esclavage d’une économie malade et mortifère » [1]. Activiste écologiste, spécialiste du bouddhisme, elle s’est inspirée de pratiques artistiques, de méditation et de reconnexion à la nature pour créer des ateliers de « Travail qui relie ». Ni développement personnel, ni thérapie, ce sont des espaces de soutien militant engagés dans la perspective d’« un changement de cap ». Joanna Macy considère ainsi les sentiments d’impuissance, de tristesse, de peur ou de colère comme des émotions légitimes, précieuses, pouvant contribuer à une restauration du pouvoir d’agir.
Le combat écoféministe des années 1980 a sans doute été précurseur dans la politisation de l’intime. L’activiste Starhawk proposait par exemple d’articuler le questionnement intérieur, voire spirituel, et l’engagement militant. Elle nous dit : « Pour nous libérer, pour retrouver le pouvoir du dedans, le pouvoir de sentir, de guérir, d’aimer, de créer, de donner forme à notre avenir, de changer nos structures sociales, nous pouvons avoir à nous battre contre nos propres formes de pensée […]. Si nous n’acceptons pas de nous confronter à nous-mêmes, nous risquons de reproduire le paysage de la domination dans les structures mêmes que nous créons pour combattre l’autorité. [2] » Dans une telle perspective, le travail sur soi n’est pas une finalité comme pour le développement personnel. C’est un cheminement nécessaire dans la contestation politique et l’expérience de la vie collective.
[|Des initiatives de soin en milieu militant|]
Avec la crise du coronavirus, la montée de la crise environnementale et la multiplication des agressions alliant précarité, violences sexistes et policières, plusieurs collectifs ont décidé de placer le soin au cœur de leurs questionnements et pratiques. Des activistes des luttes écologistes, féministes, antiracistes et sociales s’interrogent sur l’accueil des émotions, l’entraide, l’inclusivité, la régulation des conflits et la prévention du burn-out militant. Des ressources et formations apparaissent comme celles proposées par les collectifs Ulex Project, Métamorphoses et Diffraction. Des espaces de parole, de créativité et de soutien mutuel se créent pour favoriser un « activisme soutenable » et l’expérience d’une « joie militante » [3].
Si la méditation est aujourd’hui instrumentalisée par quelques grandes entreprises pour rendre l’exploitation salariale plus supportable, elle est aussi pratiquée par des activistes et « méditants-militants » pour trouver un ancrage dans la tempête et se prémunir de l’épuisement. La communication non violente est peut-être réservée à une clientèle privilégiée pouvant se payer les stages de certifications, mais elle inspire aussi des collectifs autogérés dans la construction d’espaces de parole bienveillants et dans la prévention des mécanismes d’oppression. Ainsi, loin d’appartenir au seul courant du développement personnel, le bien-être et le soin sont des enjeux collectifs à se réapproprier pour pérenniser les mouvements existants.
[|Vers une culture régénératrice|]
Extinction Rebellion, mouvement écologiste de désobéissance civile, accorde au soin une place importante. Face à une culture dominante destructrice, son principe de « culture régénératrice » invite à prendre soin de soi, des autres et de notre lien au vivant dans la construction de la lutte : « Nous pensons que culture du soin et changement de système vont de pair car il ne suffit pas de demander à le changer, il faut en construire un nouveau, sain et résilient (…). En travaillant à prendre soin au sein même du militantisme, nous cherchons à tester et incarner une nouvelle façon de vivre ensemble de l’intérieur. [4] »
Des activités et formations dédiées à la pleine conscience, à l’activisme intérieur, à la communication non violente sont mises en place. Des groupes de « médit’action » font de la pratique méditative une manière d’interpeller l’opinion, de bloquer des sites et de s’interposer face aux policiers. Des cercles de parole sont proposés avant, pendant et après les actions, notamment à l’issue de gardes à vue. Et des ateliers de réflexion sur les oppressions systémiques se développent. Bien sûr, rien n’est jamais acquis. Après des siècles de patriarcat, de colonialisme et de capitalisme, l’auto-organisation risque toujours de reproduire des schémas de violence et de domination. Mais il semble possible, ici et ailleurs, de retrouver peu à peu confiance dans nos capacités collectives à prendre soin les uns des autres, sans dépendre en permanence d’espaces gérés par des professionnel·les.
Le bien-être ne peut plus être capté par les chantres du développement personnel
La sociologue Eva Illouz parle de « privatisation de la souffrance sociale » [5] pour nommer la dépossession de la gestion de nos émotions par l’industrie du bien-être. Le burn-out, par exemple, se traite principalement en séance de coaching ou cabinet de consultation, sans pouvoir être discuté sur le lieu de travail, sans arriver à remettre en question la course à la rentabilité dans les entreprises. De nombreux traumas pour violences sexuelles sont aussi accompagnés en individuel, sans questionnements et positionnements face aux ressorts du patriarcat.
L’expérience de la souffrance est souvent tissée d’injustices et de dominations. Transformer nos expériences de vie difficiles en alternatives et contestations politiques est un véritable défi. Mais c’est un chantier déjà en cours. Face aux bouleversements écologiques et sociaux, le bien-être ne peut plus être capté par les chantres du développement personnel. Il nous faut réinventer le soin comme un commun à défendre par-delà les logiques de marché. Parce que dans un monde saccagé, l’épanouissement individuel ne peut plus s’envisager, sérieusement, sans transformation radicale de société.
[/Michaël Bonnet/]