Bulles de combat
Des pollueurs « chevronnés »
D’étranges et immenses oiseaux noirs survolent la canopée. Les peuples autochtones des rives du rio Aguarico l’ignorent encore, mais leur mode de vie est condamné. Dans l’est de l’Équateur, en pleine Amazonie, les hélicoptères bourdonnent et les foreuses ne vont pas tarder à creuser. En 1972, la compagnie Texaco extrait son premier baril de brut : le début du carnage.
« Aux États-Unis, Texaco prenait plus de précautions. Mais en Amazonie, l’idée était d’exploiter à moindre coût ; donc les pipelines fuyaient de partout », raconte le dessinateur Damien Roudeau, qui vient de signer, avec la journaliste Sophie Tardy-Joubert, un joli et passionnant récit graphique, Texaco, et pourtant nous vaincrons (Les Arènes). 140 pages sur un carnage environnemental démentiel : des millions et des millions de litres de produits toxiques ont été disséminés dans la nature – « 3 000 fois » la marée noire de l’Erika (1999). « Quand les piscines [de résidus pétroliers] débordaient, des camions déversaient l’excédent sur les routes… ou les rejetaient directement dans [la rivière] Aguarico. [Or,] les habitants d’Amazonie utilisaient son eau pour se laver, faire la cuisine, la lessive. Ce n’est ni la guerre ni un accident qui a provoqué la pollution de l’Amazonie. C’est le mépris de Texaco, combiné à la négligence de l’État équatorien », assène dans la BD le narrateur de l’histoire, Pablo Fajardo. Ce fils de paysans pauvres avait débarqué à 14 ans dans la région, comme tant d’autres miséreux attirés par l’argent de l’or noir. Amis, voisins et frères franciscains se cotiseront pour lui payer des études de droit : il deviendra leur avocat.
Dès le départ de Texaco, des milliers d’habitants, autochtones comme « colons », entament un bras de fer judiciaire, pour obtenir dépollution et indemnisation. Ils ont beau être soutenus par des avocats états-uniens, le combat reste inégal : les dirigeants de la firme « jouent au golf » avec les responsables locaux. En 1998, le président équatorien s’engage, « au nom de l’État, à ne jamais attaquer Texaco en justice ». Trois ans plus tard, Texaco est rachetée par la multinationale Chevron ; pour se défendre, celle-ci recrute « 2 000 juristes ».
Les pétroliers parviennent à faire traîner les procédures pendant des années ; le frère de Pablo est assassiné. Mais les habitants finissent par gagner : en 2011, un tribunal équatorien condamne Chevron à verser 9 milliards de dollars. Las : la société refuse de payer et retire fissa tous ses avoirs du pays. Tandis que les victimes en appellent à la justice d’autres nations, Chevron contre-attaque aux États-Unis. Accusant les représentants des plaignants d’escroquerie en bande organisée, la firme réussit à se faire fournir par Microsoft, Skype et Google l’ensemble des communications de Pablo. Lequel n’abandonne aucunement la lutte, mais s’interroge : « Nous sommes allés devant les tribunaux d’Argentine, du Brésil, du Canada, devant la Cour pénal internationale. Nous avons obtenu trois condamnations en Équateur. Pourtant, nous ne parvenons pas à obtenir réparation […]. Après 25 ans de combat, je commence à penser que la justice est un conte, une belle histoire que l’on raconte aux enfants. Et pourtant, je ne peux pas croire qu’un crime comme celui commis en Amazonie restera impuni. »
L’ultime espoir de l’avocat ? un traité en cours de discussion à l’ONU, qui forcerait les multinationales à respecter les droits humains et l’environnement des pays où elles s’implantent – et qui permettrait de les poursuivre efficacement en justice le cas échéant. « Ce projet, raconte Pablo Fajardo dans la BD, est activement soutenu par plusieurs États latino-américains et africains, ainsi que par plus d’une centaine d’ONG. Mais les pays du Nord manquent à l’appel. » Bizarre.
Cet article a été publié dans
CQFD n°178 (juillet-août 2019)
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Paru dans CQFD n°178 (juillet-août 2019)
Dans la rubrique Bouquin
Par
Illustré par Damien Roudeau
Mis en ligne le 21.09.2019
Dans CQFD n°178 (juillet-août 2019)
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