L’idée de ce dossier ? Tenter un tour d’horizon des sujets dont personne ne s’emparerait si les femmes ne montaient pas au créneau. Aller à la rencontre de celles qui se mobilisent pour changer la donne : qu’elles soient sur des ronds-points en gilet jaune (p. II) , dans des collectifs qui défendent une ménopause rebelle (p. VIII) , sur scène à rapper un féminisme décolonial (p. X) ou derrière une caméra à tourner des pornos qu’elles veulent émancipateurs (p. XIII) . Bref, prendre le pouls d’un féminisme au carrefour des luttes, qui refuse de refermer à la hâte le couvercle d’une société au bord de l’implosion.
Peu de combats se suffisent à eux-mêmes. Au hasard, ceux qui concernent le travail : dénoncer la précarisation de ses conditions et combattre les rapports de domination hiérarchiques qui s’y jouent ne suffit pas. Ces luttes nécessaires resteront de surface tant qu’elles ne se pencheront pas sur les spécificités du turbin au féminin. Encore aujourd’hui, le salaire des femmes demeure, sur l’ensemble de leur carrière, inférieur de 25 % à celui des hommes. Une égalité monétaire balayée et autant de droits bafoués que peu de femmes ont les moyens de contester. Entre autres, parce qu’elles n’ont simplement pas le temps de s’organiser collectivement quand ce sont trop souvent elles qui vont chercher les minots à l’école, se coltinent les courses et les dossiers de la Caf.
De même, ferrailler pour une revalorisation effective du travail féminin a finalement peu de sens si la manœuvre a pour but de permettre à une minorité de femmes d’atteindre les sommets, de côtoyer les suppôts du Medef et trinquer avec des cadors du Cac40. « La femme de demain ne voudra ni dominer ni être dominée », assurait, perfusée à l’espoir, une Louise Michel que certain.es semblent avoir oubliée.
Dans la même veine, penser l’antiracisme sans marquer un temps d’arrêt sur la double peine imposée aux femmes racisées (p. XIV) , c’est éluder le problème. C’est ce qu’il se passe quand une flopée d’universitaires surplombants prétend mettre un coup de projecteur sur la façon dont les empires coloniaux se sont approprié le corps des femmes colonisées. Quand ils publient un recueil de photos, d’illustrations et de peintures qui mettent en scène des femmes racisées réduites au rang d’objet sexuel et que les journaux qui en font la promotion oublient au passage « celles qui reconnaissent ces corps au leur si semblables et qui continuent de souffrir des conséquences sociales, morales et physiques de cet imaginaire sexuel raciste, qui n’a pas cessé d’exciter l’œil des spectateurs [3] ».
Pas pire, pas mieux, il existe aussi un féminisme à l’universalisme glissant qui, sous couvert de défense de la laïcité, entend libérer les femmes voilées du joug patriarcal, alors même que ces dernières pensent parfois l’objet comme un outil d’émancipation (p. XV).
De la même manière, observer une position critique vis-à-vis de la société de consommation sans prendre la mesure de l’impact qu’elle a sur le quotidien des femmes revient à éclipser une bonne partie de l’histoire. Quel fric dépensé chaque année en crèmes anti-âge, compléments alimentaires et autres protections intimes senteur bonbec qui, non contents de flatter la sacro-sainte croissance, réaffirment le contrôle social qui pèse sur le corps des femmes ? Des considérations dont un « féminisme » à la sauce Girl power affadie ne s’embarrasse pas. Son idée ? Que les femmes s’approprient les injonctions sexistes et les transforment en fierté. Coque de smartphone à paillette, rasoir girly et soutiens-gorge push-up, la prophétie ne s’autoréalise pas à moindres frais. Au final, ni plus ni moins qu’une opération de feminism washing rondement menée qui soutient un modèle économique rongé jusqu’à l’os et crucifie la lutte des femmes sur l’autel de l’objectivation du corps.
Le corps, justement, pierre angulaire de la machine patriarcale. De l’État qui s’arroge le droit de décider si une femme doit ou non poursuivre la grossesse qu’elle veut interrompre (p. IV, V & VI) , au jugement social qui pèse sur les corps vieillissants (p. VIII) en passant par le mépris essuyé par celles qui font le choix de ne pas avoir d’enfant (p. VII) : pas de paix pour les braves, tout au long de la vie le corps sera contraint. Une contrainte qui s’exprime plus dramatiquement encore à travers la violence physique, le féminicide (p. X) et le viol (p. XII) .
Sur ce tableau noir, deux mots écrits à la craie : Me Too. Deux mots à la puissance insoupçonnée qui, en octobre 2017 dans le sillage de l’affaire Weinstein, apportaient une pierre de taille à l’édifice féministe. Un mouvement de libération de la parole aux conséquences directes : en France, le nombre de violences sexuelles déclarées aux services de police a depuis augmenté de 23 % [4]. Si en 2017, 76 % des plaintes pour viol avaient été classées sans suite et qu’il est peu probable que cela ait changé depuis, la vague Me Too aura au moins eu le mérite de contribuer à ce que la honte change de camp. Preuve que rien n’est gravé dans le marbre.
« Pour moi [la déception], ce n’est pas le fait qu’on n’y soit pas arrivé.es mais c’est le fait qu’on ait l’impression d’être arrivé.es là où on devrait être. » C’est ce qu’exprimait une femme, la soixantaine bien tapée et une vie de lutte à son actif, face à la caméra du réalisateur de La domination masculine [5].
Aujourd’hui encore, ces mots font écho, comme ceux de Pierre Bourdieu : « La domination masculine est tellement ancrée dans nos inconscients que nous ne la percevons plus, tellement accordée à nos attentes que nous avons du mal à la remettre en question. » [6] Ce déni s’explique peut-être aussi par la douleur du constat : le chemin vers l’équité est encore long.
À toutes celles et ceux qui ont peur de monter au créneau ou de voir les autres s’emparer de ces combats, Geneviève Fraisse répond : « L’excès est inhérent à la pensée de la sexuation du monde et à la pratique de l’égalité des sexes. Le féminisme est par lui-même excessif, pour deux raisons simples : il parle de sexualités, il combat les inégalités. » [7]
[/Tiphaine Guéret/]