Ces luttes ne s’excluent évidemment pas. Cependant, le féminisme décolonial met en lumière les impensés des mouvements féministes occidentaux, qui ont souvent du mal à appréhender leur propre passé colonial et ses versants impérialistes actuels. Avec un féminisme décolonial (La Fabrique, février 2019), Françoise Vergès propose un état des lieux des réflexions portées par ce courant féministe. C’est un livre à la fois d’intervention – laissant une grande place à l’analyse de faits d’actualité, survenus notamment entre 2016 et 2018 – et d’agrégation des savoirs – malgré sa brièveté, il est extrêmement documenté. Avec cet ouvrage, Françoise Vergès cherche moins à rajouter une pierre à l’édifice féministe décolonial qu’à rendre manifestes les apports et références qui lui sont dus. L’auteure tisse une vaste toile de luttes et de recherches qui permettent de penser comment ce féminisme articule une « critique de l’État et de ses institutions » à une dépatriarcalisation des « luttes révolutionnaires ».
Contrairement à ce que laissent penser les critiques faciles qui ont visé cet ouvrage, le grand ennemi du féminisme décolonial n’est pas n’importe quel féminisme porté par des femmes blanches. Son vrai adversaire est le « féminisme civilisationnel ». Autrement dit, celui qui considère l’oppression des femmes comme une simple affaire culturelle – l’islam étant le chef de file des grands méchants. De fait, le féminisme civilisationnel n’appréhende jamais les oppressions comme « le résultat d’une conjecture [politique et économique] dont la perpétuation de la domination masculine [ferait] partie ». Françoise Vergès retrace la généalogie de ce féminisme, devenu simultanément le terreau d’un nouveau marché et le fer de lance des politiques racistes et néocoloniales. Elle analyse ainsi différents mécanismes – culturels, économiques, politiques et médiatiques – permettant à la pensée libérale la plus féroce d’assimiler l’idée de « libération des femmes ».
Parmi les stratégies assimilationnistes analysées par Vergès, se trouvent ces épisodes estivaux emblématiques où, au nom du féminisme, des femmes en burkini sont attaquées, verbalisées, stigmatisées. Autre exemple, celui du développement du microcrédit adressé aux femmes des pays du Sud. Prôné par la Banque mondiale comme solution à la pauvreté (sans action véritable sur ses causes structurelles), ce dispositif « s’engouffre dans l’agenda humanitaro-libéral » L’auteure examine aussi l’avènement des concepts de girls’ power et d’empowerment. Pas inintéressante en soi, cette vague culturelle produit néanmoins « des récits [s’appuyant] souvent sur une psychologisation des discriminations », selon lesquels « la lutte est rarement collective » et où « la brutalité et la cruauté structurelles du pouvoir sont rarement montrées de manière explicite ».
Évidemment, Vergès ne place pas tous ces phénomènes sur le même plan. Mais chacun participe à la pacification des luttes féministes, à leur adaptation à la culture libérale individualiste. Ils privilégient toujours certaines femmes – qui pourront conquérir une place intéressante dans le marché du travail ou au panthéon des grandes artistes et scientifiques –, toutes des premières de cordée bien adaptées ou des héroïnes sagement assimilées.
Le livre s’ouvre sur le récit d’une grève de femmes racisées qui nettoient la gare du Nord. Débutée en janvier 2018 et longue de quarante-cinq jours, cette lutte victorieuse a mis en évidence la répartition genrée et raciale de certains labeurs – le ménage, en premier lieu. Cet épisode donne le ton : le féminisme décolonial ne se préoccupe pas du « droit à être importunée » revendiqué par la tribune des cent [2] en réponse aux mouvements Me Too et Balance Ton Porc. Il ne se soucie guère du manque de femmes (même racisées) à la tête de grandes entreprises ou de pays… Ces revendications, nous dit Françoise Vergès, sont le privilège de celles dont le confort est entretenu par des femmes « fabriquant leurs vêtements, nettoyant leurs maisons ou [leurs] bureaux […], s’occupant de leurs enfants… »
Le féminisme décolonial est, lui, plus proche du féminisme matérialiste de Silvia Federici, Mariarosa Dalla Costa et Selma James [3] qui participe, dès les années 1970, à la mise en lumière du travail gratuit effectué par les femmes dans leur foyer. Il se rapproche aussi de celui porté plus récemment par Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser, qui prône l’organisation collective, plutôt qu’une parité de représentation au pouvoir [4].
Ces courants féministes revendiquent un droit à l’existence, s’alliant aux luttes contre les empires (post-)coloniaux ou la violence policière. Autrement dit, ils combattent les mécanismes qui réduisent une partie de la population à l’état d’objet pour mieux l’exploiter. Le capitalisme a besoin de fabriquer des « vies jetables » pour fonctionner : c’est pourquoi il affaiblit et déprécie une partie de la population – précisément les personnes racisées, et encore plus intensément les femmes. En effet, celles-ci seront plus fréquemment assignées à des services qui rendent la vie des riches plus reposante et agréable. Cette opération se fait au détriment de leur santé, et crée « une économie de l’épuisement des corps », selon les mots de l’anthropologue David Graeber. Ce dernier pointe l’apparition d’une nouvelle classe ouvrière majoritairement féminine – la caring class (littéralement, la « classe soignante »), composée de nounous, infirmières, aides-soignantes, assistantes maternelles et de vie…
Vergès nous invite à aller plus loin en insistant sur la dimension raciale de cette classe, mais aussi sur « le nettoyage comme pratique de soin » et sur « l’instrumentalisation de la séparation propre/sale dans la gentrification et la militarisation des villes ». Autrement dit : quels quartiers ont le droit à la propreté et au soin ? Quelles portions de ville sont constamment sous l’emprise des forces de l’ordre ?
En refusant avec fermeté l’idée d’« une nouvelle vague » féministe, Vergès insiste sur une longue histoire militante, héritière du marronnage, et dont participent les « luttes d’émancipation des femmes du Sud global ». Cependant, le geste de l’auteure n’est en rien une manière de corriger des points aveugles de l’histoire : il ne s’agit pas d’inclure, dans le grand récit (occidental), un chapitre – qui serait toujours trop court et lénifiant – sur ces invisibles ou oubliées. En sortant de l’ombre des figures importantes du militantisme féministe décolonial, l’auteure refuse toute dynamique d’iconisation. Elle insiste plutôt sur la dimension collective des luttes menées par ces femmes. L’exemple de Rosa Parks est, en ce sens, édifiant : souvent réduit à une sorte de courage individuel, son refus de céder sa place à un Blanc dans un bus ségrégué s’inscrivait dans une action collective et organisée.
Bien plus que « combler une absence », ce livre et le travail accompli par ces féministes consistent en une recherche de « mots qui [redonnent] vie à ce qui [a] été condamné à l’inexistence » – avec une énergie émanant des « rêves d’indocilité et de résistance, de justice et de liberté, de bonheur et de bienveillance, d’amitié et d’émerveillement ».