Entretien avec Françoise Vergès

Femmes de ménage : « Le capitalisme fait des corps racisés des sources d’exploitation jusqu’à leur épuisement »

Ces dernières années, les grèves se sont succédé dans le secteur du nettoyage. Si les contrats précaires et les cadences infernales commencent à être médiatisés, pas un mot en revanche sur la santé des agent•es de nettoyage, menacée par l’usage répété de produits chimiques toxiques. Pour Françoise Vergès, auteure du livre Un féminisme décolonial, ce silence se comprend à la lumière de l’histoire de la profession, intimement liée au passé colonial de la France. Entretien.

Elles se lèvent aux aurores pour lessiver les sols des gares, détartrer la faïence des toilettes publiques ou nettoyer les vitres des hôtels de luxe. Elles, ce sont les salariées du secteur du nettoyage. Dans beaucoup de grosses boîtes spécialisées dans la propreté, les contrats, souvent décrochés par des femmes racisées, ont des allures de billet aller pour la précarité. Les conditions de travail sont régulièrement dénoncées par les employé•es. En témoignent le combat des salarié.es d’Onet à Paris en 2017 ou celui, plus récent, des femmes de chambre de l’Hôtel Ibis Clichy-Batignolles.

Si ces luttes ont permis un véritable coup de projecteur sur une profession sous pression, une zone d’ombre persiste : dans les médias, rien ou presque1 sur l’utilisation quotidienne de produits ménagers et les risques chimiques associés qui planent sur une partie des 500 000 personnes2 embauchées par le secteur. Un danger pourtant bien connu de l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS), comme l’explique notre article «  Femmes de ménage : un travail qui empoisonne  » (CQFD n°180, octobre 2019).

Comment comprendre que ce risque soit à ce point ignoré ? Nous avons posé la question à Françoise Vergès, politologue, militante et auteure du livre un féminisme décolonial (La Fabrique, 2019), dans lequel elle interroge, entre autres, la place que la société réserve à « celles et ceux qui nettoient le monde ».

Le secteur de la propreté est massivement investi par les femmes, à fortiori par les femmes racisées. Comment expliquer ce phénomène ?

« Il faut revenir à l’esclavage colonial où les femmes noires esclavagisées accomplissaient le travail de soin et de nettoyage des “blanches et blancs” et de leurs enfants. Elles les habillaient, les coiffaient, leur donnaient le bain, les soignaient, s’occupaient des enfants qu’elles allaitaient, nourrissaient. Souvent forcées de dormir au pied des lits soit des femmes, soit des enfants, elles devaient être à leur disposition jour et nuit. De très jeunes filles pouvaient être mises à ces postes. Les récits de maltraitance et de violence “gratuite” abondent.

Nettoyer et prendre soin étaient considérés comme étant naturellement le travail de subalternes. Une bourgeoise, une propriétaire d’esclaves, ne s’abaissait pas à faire ces travaux. Ce travail, qui exigeait d’exprimer de l’affection, impliquait que la femme blanche accepte une proximité avec une femme racisée donc méprisée, et que la femme noire accepte cette même proximité avec une femme qui avait tous les droits sur elle.

Sous le régime colonial, ce sont encore des femmes racisées qui ont accompli ces travaux. Pendant qu’en France, les domestiques étaient des femmes de la campagne ou de familles désargentées, dans les colonies, ce furent des femmes racisées qui accomplissaient ces travaux, et les accomplissent toujours pour les « expats » français.

Dans les années 1960, alors que la classe moyenne française se développe, que les “bonnes” espagnoles ou portugaises se font plus rares et que les gouvernements français ont peur de la jeunesse des “outre-mer” dans le contexte de la première décolonisation, ils organisent la migration de jeunes femmes des Antilles, de La Réunion et de la Guyane, qui sont amenées en France par milliers soit pour devenir domestiques dans les maisons bourgeoises, soit pour occuper les postes subalternes dans les services publics, notamment pour les travaux de soin et de nettoyage.

L’industrie du nettoyage dans les années 1990-2000 recrute en majorité des femmes racisées migrantes, précarisées, sous-payées, dans un monde du travail connu pour l’existence de harcèlement et de violence sexuelle. En résumé, la racialisation et féminisation du travail de soin et de nettoyage est ancienne. »

Cet héritage expliquerait donc en partie le peu d’intérêt porté aux conditions de travail des professionnel•les du nettoyage ?

« Dans la théorie économique libérale ou pour l’idéologie patriarcale, c’est un travail qui a toujours été considéré comme mineur, comme n’exigeant aucune compétence. Les féministes matérialistes ont mis en lumière cette réalité mais leurs grilles de lecture n’intègrent pas la dimension racialisée, centrale dans l’histoire du travail de soin et de nettoyage. La demande du féminisme bourgeois que les femmes entrent dans le monde du travail a intensifié la racialisation du travail de soin et de nettoyage considéré comme n’ayant aucune valeur. C’est un travail méprisé dont on devrait même avoir honte.

L’idéologie de l’égalité de genre est raciale quand elle ne considère pas comment la notion de genre n’est pas neutre et universelle, ni qu’elle intègre classe et race. Le racisme est structurel, c’est-à-dire qu’il ne vient pas après, il fait partie de la structure. »

Dans un féminisme décolonial, vous parlez d’« économie de l’usure des corps racialisés », c’est-à-dire une économie « dans laquelle des individus sont désignés par le capital et l’État comme étant propres à être usés, à être victimes de maladies, de débilitations et handicaps ». Est-ce que le désintérêt général au sujet de l’exposition des agent•es de nettoyage à des agents chimiques toxiques fait écho à cela ?

« Tout à fait. Je commencerai par dire que ce que j’appelle “l’économie de l’épuisement” est au cœur de l’économie capitaliste, du capitalisme racial qui fait de la nature et des corps racisés, des sources d’exploitation jusqu’à leur épuisement. Ensuite, je dirai que le but d’une analyse décoloniale est de tirer tous les fils afin de mettre en lumière tout ce qui fait “exploitation racisée” : ici, migrations, genre, race, vulnérabilisation, précarisation.

Le travail de nettoyage industriel (hôtels, grands magasins, écoles, universités, hôpitaux, bureaux...) est un travail d’usure des corps qui entraîne des problèmes très graves de santé – comme des douleurs articulaires, des maux de tête, des problèmes urinaires. Ainsi, dans certains hôtels, les directions interdisent aux femmes de ménage d’utiliser les salles de bain qu’elles nettoient pour se soulager ; elles doivent donc se retenir pendant des heures. »

Qu’ils officient dans les gares tôt le matin ou dans les bureaux tard le soir, celles et ceux qui « nettoient le monde » semblent invisibles. Est-ce que le fait qu’on soit rarement confronté à la réalité du nettoyage permet en partie d’expliquer le peu d’intérêt porté aux conditions dans lesquelles il est effectué ?

« Certes, invisibiliser ce travail garantit aux usagers de ne pas être confrontés à sa réalité, mais je pense qu’une des raisons principales de son invisibilisation est la volonté de préserver son aspect mineur, sa non-qualification, sa féminisation, sa racialisation. L’invisibilisation est structurelle ; tout travail fait par des subalternes, d’autant plus si ce sont des femmes, doit être invibilisé, minoré. Le “vrai” travail serait alors celui accompli dans un endroit “propre”, le bureau, cet espace qui définit le cadre, comme l’a décrit [le sociologue] Luc Boltanski dans Le nouvel esprit du capitalisme (2001).

Il y aurait un “travail propre” et un “travail sale”. Dans les grands magasins, où travaillent une majorité de femmes et dont la clientèle est elle aussi majoritairement féminine, la hiérarchie est très prononcée. Les vendeuses font un travail propre, autour de “l’embellissement de la femme”, elles doivent être visibles, apprêtées selon les normes de la féminité bourgeoise. Quant aux femmes qui nettoient ces magasins et sans qui le magasin ne pourrait pas “servir la beauté de la femme”, elles ne doivent pas être visibles. Leur invisibilité a à voir avec la division bourgeoise entre propre et sale, beauté et laideur, blanc et non blanc. »

Vous tentez de « comprendre la relation entre le capitalisme comme producteur de déchets matériels et toxiques et sa fabrication d’êtres humains comme jetables ». Quel est le lien entre ce postulat et le manque de prise en compte des risques qui pèsent sur la santé des professionnel•les du nettoyage ?

« En ne s’intéressant pas à la dangerosité des conditions de travail des agent•es du nettoyage, on continue à nier que le capitalisme est une production de déchets, que l’hyperconsommation est basée sur une hyperproduction qui est inévitablement destinée à ne pas être consommée. Les femmes et hommes qui produisent ces marchandises-déchets sont associé•es à la “nature” de ces objets : jetables, à la vie courte. L’hyperproduction n’a pas d’autre but que le profit, que de faire marcher la machine, l’hyperconsommation aussi. Toutes deux sont toxiques au sens où elles détruisent l’environnement et les conditions qui permettent aux humains de vivre : elles transforment la vie d’une grande majorité en survie.

Dès lors, prendre en compte la dangerosité des conditions de travail des agent•es du nettoyage signifierait faire une analyse de leur travail qui ne se contente pas d’en dénoncer les conditions visibles mais aussi tout un environnement – harcèlement, violence sexuelle, toxicité – qui met à jour la multiplicité et le croisement des aspects discriminants. »

Propos recueillis par Tiphaine Guéret

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 Notre article : «  Femmes de ménage : un travail qui empoisonne  » (CQFD n°180, octobre 2019).


2 Selon les statistiques de la Fédération des entreprises de la propreté.

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