Précarité partout, santé nulle part
Femmes de ménage : un travail qui empoisonne
Question produits ménagers et risque chimique associé, l’indignation est souvent sélective. Et s’il suffisait d’un exemple pour s’en persuader, on opterait volontiers pour ce papier du Monde (26/04/2019) intitulé « Alerte aux polluants au bureau ! » un article qui s’inquiétait entre autres des dangers que présente, pour les employés de bureau, l’exposition quotidienne aux traces de produits chimiques utilisés pour nettoyer open spaces et autres salles de réunion. Quant à la santé des agents de nettoyage, en contact continu et bien plus étroit avec ces mêmes substances ? Silence de mort.
Pourtant, en 2005 déjà, l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) connaissait les dangers qui planent sur la santé des professionnels de la propreté. C’est en tout cas ce qu’indique une fiche de sécurité éditée à leur attention1.
Au palmarès des bombes à retardement manipulées par les agents de nettoyage, les produits désinfectants figurent en bonne place. Parce que composés d’aldéhydes, certains sont réputés provoquer des réactions cutanées sévères. Les nettoyants pour murs pulvérisables, eux, contiennent souvent des éthers de glycol, qui peuvent irriter les muqueuses. Quant aux tensioactifs présents dans les lave-vitres, il suffit parfois d’un contact avec la peau pour risquer l’intoxication. Ces produits et leurs effets, Anastasia2 les connaît bien. Pendant plusieurs mois, elle a travaillé comme technicienne de surface dans un village-vacances appartenant à un grand groupe : « Les désinfectants me grattaient les bras la nuit. Tous les soirs j’avais des maux de crâne, je me sentais vaseuse avec le nez imprégné de l’odeur chimique. Même avec les gants de protection, mes mains me brûlaient. » Rien d’étonnant : les gants eux-mêmes ont le talent d’abîmer l’épiderme à cause des additifs de vulcanisation du caoutchouc présents dans leur composition.
Plus inquiétant encore, d’après l’INRS, le secteur de la propreté présente « des risques particuliers d’exposition »3 à certaines substances cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction. Une enquête menée en 2019 par l’Institut national de la consommation (INC) et effectuée sur un large panel de produits ménagers domestiques vient également de révéler que la moitié de ces produits étaient à considérer comme « dangereux, voire très dangereux » pour la santé et l’environnement. Au moins une partie des produits testés contient des « substances suspectées d’être des perturbateurs endocriniens, par exemple le butylphényl-méthylproprional ou lilial, utilisé comme parfum »4.
Indéniable, le risque concerne donc des centaines de milliers de personnes, surtout des femmes, salariées du secteur de la propreté5. Malgré l’ampleur du danger, les rares études scientifiques consacrées au sujet sont loin de faire la une des médias.
Pour Dominique Lhuilier, psychologue spécialiste du dirty-work, le peu d’attention portée aux conditions de travail (et donc à la santé) de ces employées pourrait s’expliquer par le fait que « toutes les tâches qui entretiennent une proximité trop étroite avec l’activité domestique sont exposées au même sort que celles traditionnellement réservées aux femmes dans la sphère ménagère et familiale : l’invisibilité »6.
Autre piste : de l’avis de la politologue Françoise Vergès, ce désintérêt tiendrait au fait qu’il s’agit pour beaucoup de travailleuses racisées. Des femmes dont on dégrade la santé au profit de ce que l’auteure de l’ouvrage Un féminisme décolonial appelle « l’économie d’usure de corps racialisés, d’épuisement des forces, dans laquelle des individus sont désignés par le capital et l’État comme étant propres à être usés, à être victimes de maladies, de débilitations et handicaps »7.
Seul filet de sécurité pour ces travailleuses et travailleurs oubliés, le Code du travail, qui reconnaît la dangerosité de l’exposition aux agents chimiques. Problème : rares sont les entreprises qui l’appliquent.
La loi prévoit notamment que les patrons dont les employés sont en contact avec de tels produits organisent « une formation pratique et appropriée en matière de sécurité ». Anastasia n’en a jamais vu la couleur : « Sur certains emballages de produits ménagers, il y avait des pictogrammes de nocivité, ou de risque de corrosion pour la peau. Je m’en servais tous les jours mais je n’ai jamais eu de formation sur leur dangerosité. Quand j’ai embauché, on m’a juste donné une boîte de gants en me conseillant de m’en servir. » Cet exemple parmi d’autres fait écho au rapport Frimat8, qui révélait en 2018 que seules 3 % des entreprises dont les salariés sont exposés au risque chimique dispensent la formation obligatoire…
Et quand ce n’est pas la législation qui n’est pas respectée, ce sont les cadences infernales qui mettent la santé en péril. Anastasia raconte qu’elle se servait tous les jours d’un nettoyant pour vitres de cheminée particulièrement inflammable : » Il aurait fallu que j’attende que la cheminée soit éteinte pour nettoyer la vitre, sauf que je n’avais pas le temps. Le rythme imposé était déjà compliqué à tenir. »
Du combat des agents de nettoyage des gares SNCF à Paris en 2017 à celui, plus récent, des femmes de chambre du NH Hôtel de Marseille, les grèves se sont succédé dans le secteur de la propreté ces dernières années. Après les heures de travail impayées, la sous-traitance systématisée et les mi-temps salement rémunérés, la toxicité des produits ménagers nourrira-t-elle un jour le brasier de la contestation ?
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– Notre entretien avec Françoise Vergès : « Femmes de ménage : “Le capitalisme fait des corps racisés des sources d’exploitation jusqu’à leur épuisement” »
1 « Risque chimique pendant les activités de nettoyage », publication disponiblesur le site de l’INRS.
2 Le prénom a été modifié.
3 D’après le « Dossier agents chimiques CMR » mis en ligne sur le site de l’INRS.
4 « Produits ménagers nocifs : les premiers pas du Ménag’Score », site du magazine 60 millions de consommateurs (27/08/2019).
5 Selon les statistiques de la Fédération des entreprises de la propreté.
6 « Le “sale boulot” », revue Travailler, n° 14 (2005).
7 Éditions La Fabrique (2019).
8 Rapport sur la prise en compte du risque chimique rédigé en 2018 par le professeur Paul Frimat à la demande du ministère du Travail.
Cet article a été publié dans
CQFD n°180 (octobre 2019)
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Paru dans CQFD n°180 (octobre 2019)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Elzazimut
Mis en ligne le 21.12.2019
Dans CQFD n°180 (octobre 2019)
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