Tous les poumons ne se valent pas

Le business du diesel de « qualité africaine »

Des négociants occidentaux intoxiquent l’Afrique de l’Ouest avec des carburants low cost, contenant jusqu’à 378 fois la dose maximum de soufre autorisée en Europe. Pour augmenter les marges, les fluides sont coupés avec des matières dangereuses.
Par Renaud Perrin

C’est en 2016, au bout de trois ans d’enquête, qu’une ONG suisse, Public Eye, a dévoilé le scandale : des négociants helvétiques (mais pas que) inondent le marché ouest-africain avec des carburants ultra-polluants, profitant sans vergogne des largesses réglementaires en vigueur dans cette région du monde.

Aucun des 25 échantillons de gazole prélevés à la pompe par les enquêteurs de Public Eye dans huit pays différents (Angola, Bénin, Congo-Brazzaville, Côte d’Ivoire, Ghana, Mali, Sénégal et Zambie) n’aurait pu être légalement vendu en Europe. Plus des deux tiers dépassaient les 1 500 parties par million (ppm) de soufre, ce qui représente juste 150 fois la limite européenne (10 ppm). Dans une station de la capitale malienne, Bamako, les analyses ont même révélé un taux de 3 780 ppm. Pour l’essence, les résultats étaient un peu moins élevés, mais tout de même largement supérieurs aux normes européennes.

Or, le soufre est un produit très dangereux. Entre autres poisons, sa combustion génère du dioxyde de soufre, bigrement nocif pour l’appareil respiratoire. Si le continent africain disposait des mêmes carburants que l’Europe, quelque « 25 000 morts prématurées  » pourraient être évitées « d’ici 2030 et près de 100 000 à l’horizon 2050 ». Telle est en tout cas l’estimation de Public Eye, association spécialisée dans la dénonciation des méfaits de la Suisse et de ses entreprises vis-à-vis des pays pauvres. Son caustique rapport, qui s’étale sur 164 pages, est intitulé « Dirty Diesel : How Swiss Traders Flood Africa with Toxic Fuel » (« Gasoil sale : comment des négociants suisses inondent l’Afrique avec des carburants toxiques »).

On y apprend que c’est essentiellement la piteuse qualité des carburants qui explique le fait que des villes comme Lagos (Nigeria) ou Dakar (Sénégal) sont déjà bien plus polluées que Pékin, alors que beaucoup moins de voitures y circulent. Certes, la vétusté du parc automobile joue aussi un rôle, mais secondaire : même si ne roulaient en Afrique que des véhicules neufs dotés des systèmes de contrôle des émissions les plus modernes, « la qualité de l’air ne pourrait pas s’améliorer de façon significative, parce que les carburants de mauvaise qualité inhibent le fonctionnement de ces technologies ».

Le plus cynique de l’affaire, c’est que les négociants visés par l’enquête1 pourraient tout à fait vendre des fluides « propres ». C’est volontairement qu’ils altèrent la qualité de leurs carburants, en les coupant avec des sous-produits issus du raffinage du pétrole brut – et même des déchets de l’industrie chimique2. L’idée est de coller au maximum à la limite autorisée, sans jamais la dépasser : quand un pays pauvre a une norme 300 fois plus laxiste qu’en Europe, pourquoi ne pas en profiter ? Dans le jargon du milieu, on surnomme ces carburants frelatés « African quality  ».

Selon les enquêteurs de Public Eye, la majeure partie de ces fluides toxiques à destination de l’Afrique part d’Anvers (Belgique), Amsterdam ou Rotterdam (Pays-Bas). En 2018, un rapport officiel néerlandais a confirmé les révélations de l’ONG : le contrôle de 44 tankers pétroliers en partance pour l’Afrique a montré que les carburants qu’ils allaient livrer contenaient jusqu’à 300 fois la limite européenne en termes de soufre, mais aussi du benzène, de l’isoprène, du manganèse, etc. Retirer ces substances coûte de l’argent, mais quand il s’agit de la santé des citadins européens, on le fait...

Question : face à un tel scandale, pourquoi les gouvernements concernés ne renforcent-ils pas leur règlementation ? À en croire Public Eye, c’est essentiellement parce qu’ils craignent une hausse des coûts, se répercutant non pas sur les marges des négociants, mais sur les consommateurs ou le budget de l’État (quand les carburants sont subventionnés). Pourtant, en 2015, quand cinq pays d’Afrique de l’Est ont abaissé leur limite de soufre de 500 à 50 ppm, « ce changement, qui a drastiquement réduit les émissions de particules fines (PM), n’a eu absolument aucun impact sur les prix  ».

Depuis la mise au jour du scandale du « Dirty diesel », plusieurs États d’Afrique de l’Ouest ont promis un durcissement de leur règlementation. Mais de l’annonce à la réalité, il y a dans certains cas (celui du Nigeria par exemple) un écart considérable, qui peut probablement s’expliquer par le poids des lobbys pétroliers. Dans ce secteur économique des plus rances, l’odeur de la corruption se mélange souvent à la fragrance de l’essence. Et tant pis pour la santé publique – surtout quand l’histoire se passe en Afrique.

Clair Rivière

1 Public Eye a focalisé ses investigations sur des sociétés suisses (notamment Trafigura, Vitol et AOG). Mais il y a fort à parier que des compagnies d’autres pays ont recours aux mêmes pratiques.

2 Double avantage : le négociant maximise sa marge en ajoutant au pétrole brut ces produits intermédiaires bon marché… dont il n’a par ailleurs pas à payer les coûts de retraitement.

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