Un p’tit tour en manif et puis s’en va... en compa’
« Alors vous êtes Black block ? »
« Profession : capitaine de police ». Côté public, chacun se trémousse sur son banc. À la barre, Nicolas, la cinquantaine poivre et sel, chemisette claire, se tient très droit. La juge : « Vous êtes accusé d’outrage et rébellion. » Ricanements dans la salle.
48 heures auparavant, celui qui travaille au sein d’un service technique du ministère de l’Intérieur se trouvait sur les Champs-Élysées, ambiance 45e samedi jaune. Ce 21 septembre, Nicolas ne travaille pas. Et voilà qu’il se met à insulter ses collègues : « Vous n’êtes que des connards, des pédales ! De mon temps, la police, ce n’était pas ça ! », leur aurait-il finement balancé. Au tribunal, le fonctionnaire demande le renvoi de son procès (soupirs dans l’auditoire) et l’obtient sans mesure de contrôle judiciaire. Commentaire dans la salle : « Ouais, pour lui, aucun contrôle. » Il est environ 17 h, ça fait bien trois heures que les comparutions s’enchaînent. Et les autres cas prêtent moins à sourire.
David, tourneur-fraiseur. En plus de la désormais traditionnelle « participation à un groupement, formé de façon temporaire, en vue de la préparation de violences volontaires », il est accusé d’avoir jeté une bouteille sur un policier. Son profil intéresse les magistrats. « Je suis antifa mais pas black bloc. » La juge : « Alors vous êtes black bloc ? » David : « Bah non. »
Des images, glanées sur le net, sont exhumées de son portable. La présidente lit : « ACAB », « Police, CRS, gendarmerie : assassins du peuple ». Puis elle évoque une conversation numérique nommée « Brûler Paris », où le prévenu aurait écrit vouloir « faire un barbecue de flics ». Plus tard : « Vous avez quelque chose à dire ? » Non. « Vous étiez plus décontracté à la manif. » Bon. « Donc aujourd’hui, vous venez manifester pour le climat, mais vous n’êtes surtout pas black bloc ou gilet jaune, c’est plus à la mode. » Lui : « Je regrette, j’ai reçu une lacrymo sur le pied, ça m’a énervé, j’avais bu une bière, j’irai plus manifester. » La magistrate : « C’est pas interdit de manifester. » On est sauvés.
Place au procureur : « Pour moi il est venu en découdre. La violence, elle est ancrée en lui. Le vivre-ensemble, il ne connaît pas ; le contrat social, il ne connaît pas. Ces choses se sont évaporées de lui et elles ne reviendront jamais. » Puis, s’adressant à la présidente : « Vous n’avez pas lu tous les textos. » Enfin : « Nous avons le devoir de le neutraliser. » Dans la salle, on grince des dents.
En défense, l’avocat rappelle les faits : un jet de canette bénin, puisqu’il n’a entraîné aucune ITT (interruption totale de travail). Aucun PV de police. « C’est quoi le procès aujourd’hui ? Un procès d’idées ? Effectivement, Monsieur est anarchiste. Il a le droit de l’être. » Mais voilà, Monsieur a un casier : plusieurs mentions dont des faits de violence, un passé de dépendances aux drogues. Le tout remonte à plusieurs années. Résultat : six mois ferme avec mandat de dépôt.
Autre canette, autre ambiance. Sylvie, 51 ans, femme de ménage en province, en mi-temps thérapeutique pour cause de dépression. À la fin de la manifestation, boulevard Port-Royal, un coup de matraque fait tomber sa bière. Elle raconte qu’énervée, elle a jeté son gobelet par-dessus son épaule. Manque de pot, il atterrit dans le dos d’un policier… qui porte plainte pour « jet de pierre ». Un témoin brigadier racontera « l’hystérie de la dame ». L’examen psychiatrique ne donnera rien. « C’était un geste d’énervement que je regrette beaucoup aujourd’hui. »
Sylvie s’indigne de la violence de son arrestation : une balafre rouge traverse son front et en déborde. Sans trop s’appesantir sur la chose, la présidente enchaîne sur la vie de la prévenue : ses enfants, sa profession, les causes de sa dépression. « Quelles sont vos perspectives ? » Réponse timide : « Bah... partir à la retraite. »
Sylvie est déclarée coupable, mais elle ne s’en sort pas si mal. Ni prison ni amende, mais quand même une interdiction de séjourner à Paris pendant un an – peine distribuée à presque toute la dizaine de manifestants jugés ce jour-là.
Dans le genre blessures bien voyantes, bien flippantes, voici Robert. Imposant hématome violacé au thorax qu’il découvre en levant son tee-shirt, marques rouges sur tout le visage, cet artisan métallier de 59 ans (« Vous gagnez combien ? – Presque 0 euro à l’année. ») n’a pas de casier judiciaire. Il est accusé d’avoir causé trois jours d’ITT à un policier en le mordant au doigt, et d’avoir porté un bâton métallique. Lui ne se souvient de rien, ou de très peu. Il parle d’un bâton en bois, pour l’aider à marcher.
« J’ai couru dans un hall d’immeuble, puis j’ai pris tellement de coups… J’ai cru que j’allais mourir, on me tapait, on me tapait, j’ai crié, on m’a mis la main sur la bouche. Je ne savais pas que c’étaient des policiers, je pensais qu’on me volait. J’ai cru que j’allais mourir. Et vous savez : la vie, on y tient. » Il concède qu’il a pu mordre ce fameux doigt, mais il ne s’en souvient pas. « Si je l’ai fait, franchement, je suis désolé. »
Robert était venu voir sa fille à Paris, avait entendu parler de la manif climat, il s’y était pointé. L’avocate de la partie civile se dit « toujours assez étonnée par les personnes qui viennent sur leur temps libre pour casser du flic ». Comme plusieurs autres, Robert s’est confié à son avocat : il n’ira plus en manifestation. « Je pensais pas qu’un jour, je serais en garde à vue », lâche-t-il à la barre, encore sonné. Jugement : cinq mois avec sursis, un an d’interdiction de Paris, cinq de porter une arme.
« C’est pas l’affaire du siècle. » Sur ce point, le procureur n’a pas tout à fait tort. Christophe, chauffeur poids-lourd, est venu de l’Essonne pour manifester avec trois amis et... des pétards cachés dans le coffre, dont une partie dans un décodeur Canal +. Classe. Les flics les ont trouvés, à 10 h du mat’. Les amis n’étaient pas au courant. Faut dire que, d’après Christophe, c’est un oubli, les pétards (« Je suis chasseur, ça sert pour effaroucher le gibier »). Sa femme n’en veut pas, alors il les cache. Son avocat ne comprend pas bien ce qu’il fait là, penaud, devant les juges. « Il y a encore quelques mois, il n’aurait même pas été interpellé. » Christophe s’en sortira avec 1 500 € d’amende avec sursis et un an d’interdiction d’armes.
En huit heures et en désordre, on aura encore eu droit à trois renvois (dont un avec détention provisoire), deux mois ferme (avec mandat de dépôt), quatre mois et 1500 € d’amende avec sursis. Par-dessus tout, restera l’impression d’un défilé absurde. Jugés pour un jet de bouteille, un comportement hostile, une griffure sur flic. Et quand le dossier est vide, on cherche. Tiens, tiens, des textos. Tiens, tiens, un K-way noir. En parlant d’un prévenu, le procureur lâchera : « Mais qu’allait-il faire dans cette galère ? » Dont il est, dans sa robe noire, l’un des capitaines.
Cet article a été publié dans
CQFD n°180 (octobre 2019)
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Paru dans CQFD n°180 (octobre 2019)
Dans la rubrique Actualités
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Illustré par Serge D’Ignazio
Mis en ligne le 05.10.2019
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