Habitat indigne à Marseille
La cité qui fait des étincelles
C’est dimanche. À Maison-Blanche, copropriété dégradée des quartiers Nord de Marseille, une enceinte rugit : « Allez casser la démarche de Marine Le Pen ! » Quelques semaines plus tôt, ce n’était pas l’hymne parodique de la Dof Family1 qui résonnait au pied des bâtiments décrépis, mais le bruit des lances à incendie. Le 23 août, le feu ravageait neuf étages du bâtiment G. Depuis, les politiciens locaux semblent s’être lancés dans un concours d’indécence.
Ce 15 septembre, Eli, Djounaïd, Abdou, Naer, Hafida, Jenny, Yacoub et les autres se préparent donc à répondre à Stéphane Ravier, maire Rassemblement national (RN) du secteur, qui s’est fait le plaisir d’aboyer sur les origines (principalement) comoriennes des habitants sinistrés : « Nous ferons ce qui est en notre pouvoir pour qu’ils soient relogés... dans leur pays ! Qu’ils soient pris en charge, non pas par les travailleurs sociaux, mais par la police.2 »
Pour refuser à cette centaine de Marseillais un relogement de droit, toutes les raisons sont bonnes.
Après les effondrements mortels de novembre rue d’Aubagne − huit morts − et des centaines d’évacuations d’immeubles en péril, l’incendie de Maison-Blanche est la dernière catastrophe en date de l’habitat insalubre qui implique la responsabilité de la mairie centrale de Marseille3, dirigée depuis vingt-cinq ans par Jean-Claude Gaudin (Les Républicains).
Après avoir refusé de mettre à l’abri les familles aux appartements touchés par l’incendie, la municipalité a fini par les éparpiller, au terme d’un âpre bras de fer, dans des hôtels du coin… ou bien plus loin, dans le quartier de l’Estaque. Ce qui ne facilite ni les trajets à l’école, ni l’entraide du Collectif Maison-Blanche, seul à distribuer des repas chauds. « Sans notre collectif, qui fait pression sur la mairie, elle ne renouvellerait même pas les bons de mise à l’abri, s’indigne Naer. Au début, on a dû payer nous-mêmes certaines factures d’hôtel ! » Depuis, Naer, Eli, Abdou, Djounaïd et d’autres s’épuisent en collectes, coups de téléphone et déménagements.
Formé il y a un an, après la chute mortelle d’une fillette d’un balcon délabré, le Collectif Maison-Blanche est essentiellement composé d’une dizaine de jeunes qui dénoncent les conditions de vie indignes des 1 300 habitants de la cité. Cette mobilisation, libre de toute allégeance politique, leur vaut de nombreux coups tordus des autorités. Intrusion policière dans le local du collectif en pied d’immeuble le 30 août – un des agents, particulièrement menaçant, portait l’insigne du Bope, l’ » escadron de la mort » qui réprime les favelas de Rio de Janeiro. Garde à vue de trois habitantes, venues en aide à un jeune qui essuyait des violences policières lors d’une course poursuite. Division populiste contre les familles sans-papiers. Contrôle des déclarations CAF4 des sinistrés. « Nous, on n’attaque pas les élus, se défend Hafida, mais la solidarité autour des familles, ça révèle ce qu’ils ne font pas. Ils ne supportent pas. »
Le 14 septembre, Monique Cordier, conseillère municipale à la propreté de l’équipe Gaudin, s’en prend à Naer : « Le collectif est dirigé par quelqu’un qui ne vit pas à Maison-Blanche [...]. Voir que sur la misère du monde, on essaie de faire son commerce... »
La calomnie fait flop : si Naer n’habite plus à Maison-Blanche, il fait partie de ceux qui y ont grandi – il est à peine moins âgé que le bâti. Asma, 28 ans, y a atterri des Comores à l’âge de 6 mois : « J’étais à l’école avec Naer, puis au collège à Bouga5. Ma mère n’a jamais déménagé depuis vingt-huit ans ! » Les membres du collectif ont vu de leurs yeux la « copro » se dégrader : l’arrivée des marchands de sommeil, dont l’un soutire un loyer de 700 € à la maman d’Asma pour son T3 ; les dégâts des eaux qu’ils refusent de traiter ; les fissures qui apparaissent sur les façades et les balcons ; l’eau qui s’infiltre le long des fils électriques ; les jeux pour enfants retirés pour… « raisons de sécurité » !
On dirait que les millions annoncés par les programmes de réhabilitation depuis vingt ans sont restés coincés dans le tiroir-caisse. C’est peut-être la fatalité de vivre du mauvais côté de la rue, alors qu’il suffirait de la traverser pour connaître le fabuleux destin d’Euromed’ 2 : sur le trottoir d’en face, les écoquartiers poussent sur les décombres de la violente chasse aux pauvres du quartier des Crottes6. Alors qu’ » à Maison-Blanche, les propriétaires bloquent les travaux de réhabilitation et [que] les pouvoirs publics sont absents », gronde Asma.
Côté mairie, l’adjoint à la prévention des risques Julien Ruas a annoncé la mise en péril du bâtiment G, avant de se raviser. Une conception de l’urgence toute relative, chez les aménageurs de Marseille en carton, alors que, par dépit, des familles s’apprêtent à réintégrer les appartements calcinés.
Ce dimanche, après un dou’a (cérémonie musulmane d’invocations) pour les sinistrés, beaucoup regrettent que les liens entre les habitants se soient distendus au rythme de l’apparition des fissures sur les façades : « Les difficultés sociales ont cassé l’ambiance à Maison-Blanche », soutient Asma. Autour du plat de riz coco, on entend aussi grincer des dents : « Ça fait trois semaines qu’on attend l’aide des imams. » Et on se demande où sont les papas, quand la moyenne d’âge du collectif tape dans la vingtaine. Pas vus, non plus, les commerçants du Canet, noyau villageois d’où la cité s’est élevée en 1975. Ce n’est qu’aux actions du collectif et à la manifestation partie vers le centre-ville le 7 septembre que les résidents du G doivent la fragile promesse d’attribution de HLM dans des résidences voisines.
Beaucoup se réjouissent néanmoins d’un début de solidarité retrouvée depuis le drame d’août. « Le collectif change la donne, j’espère qu’on va redevenir une communauté. Et se mêler à d’autres quartiers. À Kalliste par exemple, où les jeunes se rencontrent grâce aux battles de danse », espère Asma, jetant un œil aux ados qui se déhanchent de manière improvisée au pied de l’immeuble. À défaut de balançoire et parce que le terrain vague est inondé, des enfants les imitent. « Ils n’ont pas de profs, ils apprennent ensemble les enchaînements. C’est pour eux qu’on est là », répète souvent Naer.
Dans ce 14e arrondissement où le fantôme de Sylvie Andrieux, députée socialiste condamnée pour clientélisme, hante toujours les habitudes électorales, les politiciens de La République en marche et de la vieille gauche des partis ont défilé dans la cité après l’incendie, y allant de leurs déclarations, photos ou live sur Facebook. C’est qu’au milieu des effluves carboniques, monte l’odeur sulfureuse des municipales de 2020. Dans les quartiers Nord, c’est comme s’ » il fallait être dans un parti politique pour avoir le droit de se mobiliser ! », s’agace Naer.
Mais pour l’heure, il faut répondre au RN, dont on n’attend rien, mais qu’on étoufferait bien de samoussas au piment. Et à la mairie qui tente de rompre sa promesse de relogement au prétexte de « dossiers incomplets ». Une trentaine de personnes posent pour une photo à Ravier, cartes d’identité françaises au poing. Elles sont d’une génération qui ne compte plus se taire.
1 Jeunes musiciens marseillais dont la chorégraphie, disponiblesur YouTube, vaut le détour.
2 La Marseillaise (14/09/2019).
3 L’un des deux immeubles effondrés à Noailles appartenait à la société d’économie mixte Marseille Habitat, dont la Ville est l’actionnaire principal. Des milliers de personnes ont été délogées dans les mois suivants à Marseille, les arrêtés de péril tombant en cascade, triste résultat d’années d’inaction municipale face à la dégradation du bâti.
4 Caisse des allocations familiales.
5 Bougainville.
6 Euroméditerranée 2 est la seconde phase d’une vaste opération de rénovation urbaine conduite par l’établissement public d’aménagement du même nom.
Cet article a été publié dans
CQFD n°180 (octobre 2019)
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Paru dans CQFD n°180 (octobre 2019)
Par
Illustré par Yohanne Lamoulère
Mis en ligne le 23.12.2019
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