Résistances à la guerre

Autodéfense ukrainienne, mobilisations russes

Face à l’invasion russe, la résistance s’organise en Ukraine : des brigades d’autodéfense populaire se forment et un réseau de volontaires civils assure la logistique et l’aide à plus de 10 millions de déplacé·es. De l’autre côté de la frontière, en Russie, la mobilisation contre la guerre est inédite, malgré la répression.
Illustration de Maïda Chavak

«  Se défendre, ça nous semble totalement légitime », affirme Ilya, militant anarchiste ukrainien engagé dans une unité d’autodéfense : la « brigade internationale1 ». Dans l’oblast de Kyiv, en cette mi-mars, les bombardements s’intensifient, laissant craindre le siège prochain de la ville par l’armée russe. Ilya reprend : « Mes camarades et moi, plusieurs semaines avant la guerre, on a décidé de créer un collectif de résistance. La menace de l’invasion russe était latente. On n’avait pas le choix : il fallait pouvoir se défendre contre une forme extrême d’oppression. »

S’engager dans l’autodéfense, c’est le choix qu’ont fait beaucoup d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes après que le parlement a autorisé le port d’armes le 23 février dernier avant d’interdire aux hommes de 18 à 60 ans de quitter le pays. Selon des témoignages directs, ils seraient jusqu’à 100 000 volontaires, répartis dans des unités de la Défense territoriale, avec pour objectif d’appuyer une armée régulière en sous-nombre2.

Ces unités d’autodéfense obéissent à une hiérarchie militaire distincte de l’armée régulière3. Parmi elles, la « brigade internationale » tient une place particulière : elle est la seule organisée sur une base politique. « Les unités se structurent sur des bases territoriales mais, dans notre brigade, nous ne sommes que des antifascistes : des ultras du club de foot Arsenal Kyiv, des anarchistes, des internationalistes de Russie et de Biélorussie, des militants de gauche », précise Ilya, qui joue ici sa survie et celle de ses idéaux politiques.

Sursaut populaire défensif

En Ukraine, la violence de l’invasion russe a produit un certain sursaut défensif. Ilya estime qu’« une grande partie de la société ukrainienne, qu’importe la classe sociale, est convaincue qu’il faut résister à l’attaque impérialiste. Il y a des gens très ordinaires, des femmes, dans les villages, les villes, qui s’organisent pour contrer la progression des forces russes. […] Les quelques-uns qui étaient neutres avant-guerre ont découvert le vrai visage du régime russe aux premières bombes. »

« Il y a des gens très ordinaires, des femmes, dans les villages, les villes, qui s’organisent pour contrer la progression des forces russes. »

Si, depuis 2014, des milices des deux camps s’affrontent au Donbass (voir encadré), cette fois le choc est frontal entre la population ukrainienne et la deuxième armée du monde. La majorité des Ukrainien·nes ne s’attendaient pas à un tel niveau de violence, ni à ce que l’invasion se déploie au-delà des territoires disputés de Donetsk et Louhansk. Alors que grandes villes et aéroports sont bombardés dès les premiers jours de la guerre, à Marioupol les civils assiégés sont délibérément pris pour cibles par les frappes aériennes – une stratégie de terreur déjà expérimentée par l’état-major russe en Syrie. Quant aux habitants de Kharkiv, parmi lesquels de nombreux russophones, ils se retrouvent eux aussi sous les bombes. À l’heure où ces lignes sont écrites, on dénombre plusieurs milliers de victimes civiles et plus de 10 millions de réfugié.es ou déplacé.es. Assez pour mobiliser massivement les Ukrainien·nes.

Alex, Ukrainien installé à Marseille après avoir participé au soulèvement de 2014 sur le Maïdan (voir encadré) contre le régime corrompu et répressif de Viktor Ianoukovytch, tient à préciser que « si les Ukrainiens se défendent contre l’ingérence russe, ça ne veut pas dire qu’ils choisissent le camp de l’Otan ». Tout comme Ilya, il analyse la résistance actuelle à la lumière du mouvement populaire de 2014 contre l’ingérence russe : « À l’époque, la révolution avait renversé Ianoukovytch. Ça a créé une unité hyper forte entre nous. On n’avait plus peur des tirs des milices du pouvoir. Ça nous a donné la conviction qu’on pouvait s’organiser par nous-mêmes, ne plus subir l’impérialisme. »

Néonazis sur le déclin ?

Comme un revers de cette résistance diverse et protéiforme, on observe la présence de paramilitaires néonazis et ultranationalistes aux côtés de l’armée ukrainienne, à l’image du régiment Azov, très présent à Marioupol. Ces milices, formées et armées par le gouvernement ukrainien durant la guerre du Donbass, se sont rendues tristement célèbres par leurs exactions4. Le réarmement de ce type de milices à la faveur du conflit fait craindre le pire, alors que plusieurs vidéos récentes, diffusées par la propagande russe, les accusent de violences et d’humiliations publiques, notamment pour punir des « pillards ».

Selon les anarchistes de la « brigade internationale », les organisations d’extrême droite, telles que Secteur Droit ou Svoboda, puissantes en 2014, ont depuis largement décliné dans les urnes5. Quant au régiment Azov, les 2 000 à 4 000 paramilitaires qui le composent ont été, comme les autres milices, placés sous commandement de la garde nationale ukrainienne en septembre 2014, ce qui aurait contribué à affaiblir son influence politique. Ilya l’affirme : « Il y a une mystification grossière du régime de Poutine qui prétend mener une opération de “dénazification” en Ukraine. C’est fou de la part d’un dictateur dont le seul but est de prendre le contrôle d’un territoire. » Pour Ilya, c’est clair : « Sa propagande est un piège qui vise à brouiller la réalité sociale et à discréditer le refus populaire de l’occupation. »

« Il y a une mystification grossière du régime de Poutine qui prétend mener une opération de “dénazification” en Ukraine. »

D’autant que l’extrême droite russe n’est pas en reste dans l’est de l’Ukraine. Les ultranationalistes et néonazis des groupes Roussitch et Ratibor, de la brigade Oplot6, du Mouvement impérial russe et des mercenaires du groupe Wagner y secondent depuis plusieurs années les séparatistes. Partisans de la politique de Vladimir Poutine et bras armés de son projet expansionniste de Nouvelle-Russie, qui s’étendrait du Donbass à la Moldavie, on leur attribue un rôle prépondérant dans la montée du nationalisme russe en Ukraine de l’est.

Auto-organisation des forces progressistes

Alors que les files d’attente se forment devant les centres d’enregistrement de la Défense territoriale, les volontaires déplorent le manque d’équipements, en particulier l’absence de gilets pare-balles. L’aide militaire d’un milliard de dollars débloquée mi-mars par le président étatsunien Joe Biden ne semble pas avoir trouvé le chemin des unités d’autodéfense. Casques kevlar, gilets pare-balles et pansements hémostatiques proviennent souvent de la mobilisation de réseaux auto-organisés, comme l’Anarchist Black Cross7 de Dresde (Allemagne) qui a coordonné une collecte8 pour la « brigade internationale ».

Après le bombardement de l’aéroport de Rivne, où vit sa famille, Alex s’est quant à lui mobilisé au sein d’un réseau informel à Marseille pour organiser des convois vers l’Ukraine, amener du matériel humanitaire à la frontière et aider ses proches à quitter le pays : « Mes potes et moi, on avait déjà mis en place des collectes pour les orphelins de la guerre civile [de 2014]. Spontanément, parce que les administrations ukrainiennes sont trop corrompues. Ce sont certains de ces réseaux qui ont été réactivés aujourd’hui. »

Pour répartir le produit des collectes internationales, les volontaires libertaires ukrainiens ont de leur côté mis sur pied plusieurs initiatives d’auto-organisation regroupées sous le nom d’Operation Solidarity, qui se présente comme un renfort aux forces progressistes et aux projets venus « d’en-bas ». « Nous recevons la nourriture et l’approvisionnement via ce support logistique, qui aide aussi les déplacés », explique Ilya avant de préciser qu’ils ne font « pas de différence entre le soutien à la société civile et l’autodéfense armée ».

Ces démarches politiquement ancrées se révèlent de plus en plus indispensables, à mesure que les chaînes d’approvisionnement et l’accès aux soins sont mis à mal par la progression de l’armée russe. « Pour le moment, l’oblast de Kyiv est relativement épargné par les destructions. Mais la situation des civils devient critique. Quand je circule dans les environs, je vois les magasins fermés et les prix qui augmentent  », décrit Ilya.

15 000 arrestations en Russie

De l’autre côté de la frontière, la résistance ukrainienne trouve un écho en Russie et dans d’anciennes républiques soviétiques comme le Kazakhstan et la Biélorussie où, depuis deux ans, d’importants soulèvements ont été réprimés par les gouvernements pro-russes9. La solidarité s’y manifeste à travers le sabotage de trains militaires et de voies ferrées en Biélorussie, l’incendie de centres d’enrôlement en Russie et le départ de volontaires allant rejoindre les unités d’autodéfense en Ukraine. « Notre brigade internationale repose sur des liens très actifs avec des antifascistes et anarchistes de cette région d’Europe. Et notre solidarité tient essentiellement à notre opposition au régime de Poutine », analyse Ilya.

En Russie, le bombardement continu de l’Ukraine depuis quatre semaines a fait l’effet d’un électrochoc bien au-delà des réseaux anarchistes. Le mythe d’une Russie s’en allant libérer l’Ukraine aux mains d’un gouvernement de drogués et de nazis s’effrite aux témoignages des proches « qui vivent de violents combats à Tchernihiv, Marioupol, Soumy », dans les régions partiellement russophones d’Ukraine. Tatiana Dvornikova, journaliste russe, militante antifasciste et féministe, relate comment, en quelques jours, une gauche d’habitude quasi muette est descendue dans la rue pour manifester son opposition à la guerre. La mobilisation se heurte néanmoins à une répression forte qui limite son développement : « Aujourd’hui, on risque jusqu’à 15 années de prison rien que pour avoir nommé cette guerre ou participé à un rassemblement. » Plus de 15 000 personnes auraient été arrêtées pour motifs politiques en Russie depuis le 24 février, selon l’ONG russe OVD-Info.

Les féministes russes mobilisées

Les manifestations étant interdites, la contestation prend d’autres formes sous l’influence de la résistance féministe anti-guerre et de ses cellules actives dans plusieurs villes de Russie. Rare exemple de mouvements ayant résisté à la destruction de l’opposition par le régime de Poutine, les courants féministes ont même connu ces dernières années un nouvel essor face à des lois homophobes et de dépénalisation de la violence domestique ou aux tentatives de limiter l’avortement. « Aujourd’hui, le mouvement féministe et LGBTQI+ est l’une des forces politiques les plus actives de la résistance [contre la guerre en Ukraine] », estime Tatiana Dvornikova. Pour la journaliste, cela tiendrait au fait que « les féministes ont l’expérience d’une auto-organisation de base. Dès le début de la guerre, elles ont créé leur plateforme d’information sur Telegram (le seul réseau social qui n’est pas bloqué en Russie), rassemblant plus de 22 000 abonné·es. »

« Aujourd’hui, le mouvement féministe et LGBTQI+ est l’une des forces politiques les plus actives de la résistance [contre la guerre en Ukraine] »

Leur but : s’adresser aux Russes éloigné·es de l’opposition politique structurée et des grandes villes. Elles s’allient entre autres aux 200 comités des mères de soldats, créés à la fin des années 1980 pour faire valoir auprès de l’armée les droits des enrôlés et de leurs familles. Ces comités sont devenus de véritables institutions de la société civile, au gré des guerres auxquelles participe la Russie dans le monde. Quelques piquets de mères et femmes de soldats du Caucase ont été signalés tout récemment sur le fil Twitter du Réseau féministe anti-guerre. Bien que des millions de Russes continuent de subir la propagande des chaînes de télé publiques, l’élan patriotique général commence à prendre un coup du fait des enrôlements forcés, des premiers rapatriements de corps et du sentiment que la guerre est partie pour durer. Le 21 mars, un tabloïd russe, la Komsomolskaïa Pravda, a brièvement évoqué le chiffre de 9 800 soldats tués avant de dénoncer le piratage de son site. Lors de son dernier bilan officiel, le 25 mars, le ministère russe de la Défense n’en dénombrait que 1351.

Par Oum Ziad

De Maïdan au Donbass

Depuis son indépendance en 1991 et jusqu’à l’invasion russe de février 2022, l’Ukraine est divisée entre pro-européens et pro-russes (plutôt russophones et majoritaires dans l’est du pays). Fin 2013, le président pro-russe Viktor Ianoukovytch renonce à signer un accord d’association avec l’Union européenne. Des manifestations massives débutent sur la place de l’Indépendance (le Maïdan, « la Place »), à Kyiv, mêlant toutes les tendances de l’opposition, des anarchistes aux néonazis en passant par les libéraux. La férocité de la répression (au moins une centaine de morts, près de 2 000 blessés) transforme le mouvement en révolution, qui aboutit à la fuite de Ianoukovytch, le 22 février 2014.

Dans l’est du pays, des agitateurs pro-russes instrumentalisent de leur côté la crainte de l’extrême droite pro-européenne. L’armée russe intervient de manière non officielle, d’abord en Crimée (que la Russie annexe illégalement, après un référendum organisé sans contrôle international) puis au Donbass, où les deux républiques de Donetsk et de Louhansk déclarent leur indépendance. Depuis 2014, la région est le lieu d’affrontements réguliers entre l’armée ukrainienne et les sécessionnistes, qui ont causé la mort de 13 000 soldats.

Laurent Perez


1 Aussi appelée Comité de résistance/Black Headquarter sur les réseaux sociaux.

2 La Défense territoriale est une structure décentralisée, qui s’appuie sur des volontaires de la population civile. Un modèle utilisé dans les pays des Balkans dès 1940, puis en Ukraine durant la guerre du Donbass, afin de renforcer une armée régulière rendue exsangue sous les régimes pro-russes.

3 Mais de manière moins souple qu’à l’époque du mouvement Maïdan (voir encadré) : en 2014, l’extrême droite avait par exemple obtenu le droit d’organiser ses propres bataillons.

6 Lire : « Les radicaux de droite dans le conflit russo-ukrainien », note de l’Institut français des relations internationales (juillet 2016).

7 Réseau libertaire international qui soutient les prisonniers politiques.

8 Une cagnotte en ligne a été lancée sur le site abcdd.org.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°208 (avril 2022)

Dans ce numéro d’avril peu emballé par les isoloirs, un maousse dossier « Crime et résistances » sur la guerre en Ukraine, mais aussi : le bilan écolo pas jojo de Macron, une plongée dans le « théâtre » de la frontière à Calais, le « retour de Jim Crow » aux États-Unis, une « putain de chronique », un aperçu du désastre d’Azincourt, une dissection du cirque électoral, une évocation des canards perdus au pays des cigognes…

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