30 mai 2020, dans les rues de Paris. Poussées à bout par la détérioration brutale de leurs conditions de vie causée par le confinement, plusieurs milliers de personnes, dont une majorité de sans-papiers, défient l’interdiction de manifester du préfet Lallement. Pendant près de deux heures, ils défilent sans banderole et sous les gaz, lancés en vain par les escadrons de CRS.
« C’était ma première manifestation, explique Mody, Malien sans-papiers résidant à Montreuil, au foyer Rochebrune. Pendant le confinement, c’était risqué d’aller sur mon chantier de nettoyage. Il y avait beaucoup de contrôles dans les transports et je n’avais pas les moyens de me payer un ticket. Et puis il y a eu l’arrêt total du chantier. » Quand l’appel à manifester de la Marche des Solidarités [1] a commencé à circuler, Mody s’est organisé avec d’autres habitants des foyers de travailleurs immigrés : « Le confinement a entravé la solidarité habituelle des foyers, avec notamment les fermetures des cantines des femmes. Il y avait aussi moins d’argent pour payer les chambres aux titulaires [2] ou à envoyer aux familles. Alors on a pris la décision d’y aller. On était plus de 1 000 de Montreuil à essayer de rejoindre [la place de la] République. Mais notre groupe a été gazé et bloqué par la police. En revenant au foyer, on a créé le Collectif sans-papiers de Montreuil. »
Pour Zina aussi, le confinement a agi comme un détonateur. Cette auxiliaire de vie raconte l’impossibilité de se rendre à son travail, à cause des interdits : « J’ai demandé à ma patronne une attestation dérogatoire de déplacement, qu’elle n’a pas voulu faire au prétexte que j’étais sans-papiers. Elle a également refusé de m’accorder le chômage partiel. » La jeune Algérienne, qui vit à Paris depuis sept ans, a déjà connu le traumatisme de recevoir une obligation de quitter le territoire français (OQTF) signée de la préfecture. Elle décide de se mobiliser. D’abord en lançant un « live » sur Facebook aux premiers jours du confinement, puis en créant un groupe virtuel, « Ensemble pour la régularisation », qui rassemble désormais 44 000 adhérents. Zina se rapproche aussi de la Marche des Solidarités.
Galvanisés par le succès du 30 mai, les organisateurs de cette plateforme décident d’organiser un acte II. Le 7 juin, Anzoumane Sissoko, porte-parole de la Coordination 75 des sans-papiers et cofondateur de la Marche des Solidarités, lance sur les réseaux sociaux : « Sans-papiers, où que vous soyez, organisez-vous en collectifs de sans-papiers ! » L’acte II se déroule le 20 juin ; il est suivi dans 25 grandes villes de France. La Marche des Solidarités se pose alors comme un nouvel espace de coordination des collectifs sans-papiers et des luttes syndicales comme celle des Frichti [3] ou des travailleurs sans-papiers de Chronospost à Alfortville (Val-de-Marne).
Pour l’acte III, rendez-vous est donné le 17 octobre sur les Champs-Élysées.
Cet élan n’est pas étranger à ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique. En mai dernier, plus de deux mois après le début du confinement français, le meurtre de George Floyd par un policier blanc aux États-Unis fait écho aux violences policières que connaissent les communautés sans-papiers, sur les campements ou dans les centres de rétention. « Quand nous sortons, nous exprimons aussi notre colère contre les violences policières. Lamine Dieng [4] était sans-papiers », rappelle Mody, avant d’évoquer le rapprochement stratégique avec le Comité Adama, devenu fer de lance de cette lutte : « Les réunions organisées par la Marche des Solidarités ont permis ces connexions : maintenant on se déplace ensemble. »
Rien de surprenant pour Anzoumane Sissoko, qui a connu l’enfermement à son arrivée en France, il y a plus de vingt ans : « La lutte contre les violences policières a toujours fait partie des revendications pour lesquelles se sont organisés nos collectifs depuis 2000, avec celle pour la régularisation et celle, plus spécifique, des foyers de travailleurs immigrés. En cela, les coordinations de sans-papiers sont un modèle d’organisation pour fédérer les luttes. Y compris les luttes syndicales comme celles des Frichti ou celle contre les frontières. »
Pourtant, depuis la création de 48 ollectifs de sans-papiers à la suite de l’occupation de l’église Saint-Bernard, à Paris en 1996, les tentatives de coordination, comme l’Union nationale des sans-papiers, se sont heurtées aux divisions. Également en cause, la reprise en main des foyers par l’État, alors que ces lieux ont longtemps été des bases d’organisation essentielles à Paris. « Avant dans les foyers, il y avait tout un système de solidarité qui permettait cette fédération et que le gouvernement veut casser, analyse Anzoumane Sissoko. Ça allait de la cantine à la salle de réunion, réunissant les différentes nationalités, les anciens et les primo-arrivants. Maintenant, ceux qui viennent d’arriver en France dorment à la rue, à Calais comme à Paris. » À Montreuil, le foyer de Rochebrune où vit Mody est ainsi dans le viseur des pouvoirs publics : il fait partie des démolitions prioritaires voulues par l’État et son gestionnaire Coallia, sous prétexte de surpopulation (1 000 résidents pour une capacité de 400) et d’« activités commerciales non autorisées ».
Face à cette menace pour l’organisation de la lutte des sans-papiers (« une réunion dans un foyer, c’est un tribun et 300 personnes prêtes à sse mobiliser » confie un militant), les animateurs de la Marche des Soli darités militent pour la mise en lien des foyers parisiens. Des critiques pointent toutefois son modèle d’organisation, parfois jugé trop vertical. Au sein des mêmes foyers, d’autres modèles coexistent : ainsi des Gilets noirs, qui se réunissent en collectifs autonomes dans les foyers de Vitry et Ivry et sur des répertoires d’action souvent similaires, comme l’occupation spectaculaire du Panthéon en 2019. Bien qu’acteurs de la manifestation du 30 mai, ils expliquent leur absence aux réunions de coordination : « Nous les Gilets noirs on s’organise pour nous-mêmes. Chez nous il n’y a pas de dirigeant, de patron ou de chef : on décide ensemble et on s’organise avec tout le monde. » [5] un positionnement qui paraît irréaliste à certains. « Comment peut-on demander la régularisation des sans-papiers tout en appelant à brûler les préfectures ? », interroge Anzoumane Sissoko, qui souligne ainsi des divergences dans le rapport aux autorités. Si beaucoup estiment qu’il faut composer avec l’État pour obtenir des régularisations, les Gilets noirs revendiquent une approche plus radicale : « Nous ne voulons pas seulement des papiers, mais casser le système qui crée des sans-papiers. »
Au bord de la Méditerranée, se saisissant de l’appel parisien, plusieurs membres de l’Association des usagers de la Pada [6], la nouvelle organisation d’autodéfense des demandeurs d’asile à Marseille, ont également osé braver l’interdiction de manifester le 30 mai. Comme à Paris, le décès de George Floyd a été un des vecteurs de la mobilisation – en témoignaient les dénonciations du racisme d’État, griffonnées sur les pancartes en carton et greffées aux appels à la régularisation. Plusieurs jours avant les mobilisations derrière la bannière Black Lives Matter, les manifestants ont dénoncé d’emblée la hogra [7] policière et le racisme qui suinte du traitement politique réservé aux étrangers de seconde classe, demandeurs d’asile ou non. « Lorsque j’ai vu la vidéo [de la mort George Floyd], j’ai pleuré », confiait Amadou de l’Association des usagers de la Pada, alors que ses pas rejoignaient fébrilement ceux de ses frères sur le haut de la Canebière, le 30 mai.
Lors de l’acte II de la Marche des solidarités du 20 juin, plus de 1 000 Marseillais sans-papiers sortent manifester et s’agenouillent à quelques mètres du commissariat central, poing levé. Parmi eux, Naceira, mère de quatre filles, qui n’a plus cessé de lever le sien depuis l’appel Facebook de Zina la Parisienne. Le 30 mai, elle avait été verbalisée par la police sur le Vieux-Port, pour deux banderoles en tissu qui avaient rameuté un peu plus de dix personnes : « Quand c’est interdit, c’est encore mieux ! Au moins, on nous entend ! », sourit celle qui a quitté l’Algérie pour protéger ses filles. « Je suis divorcée khula [8] suite aux violences de mon mari, mais ça n’a pas été accepté par ma famille. Je me bats pour mes filles, qui sont sans-papiers en France, pour qu’elles puissent travailler, être indépendantes et qu’elles n’aient pas à se marier. » Naceira est l’une des énergies du nouveau Collectif sans-papiers 13 et travaille à la mobilisation des Algériens dans ce mouvement : « Les Algériens sont d’une communauté sans-papiers qui était jusque-là divisée, malgré la galère et l’histoire commune avec la France. Quand les autorités vont-elles comprendre que la France est notre deuxième pays ? »
À Marseille aussi, le confinement a été très durement vécu. Certains allocataires de l’Ada (allocation pour demandeur d’asile) ont vu leurs droits suspendus en plein confinement tandis que, comme ailleurs, le système D s’effondrait avec les interdictions de déplacement et la fermeture des chantiers et des marchés. Face à la situation, le Collectif Dahdah, formé par des Sierra-Léonais mobilisés contre l’expulsion de leur squat l’hiver précédent, commencent par dénoncer la bombe sanitaire et sociale qui menace les communautés immigrées les plus précaires. Il est vite rejoint par d’autres demandeurs d’asile d’Afrique subsaharienne ou d’Europe centrale. Ensemble, ils coorganisent un réseau de distribution alimentaire, le Marché rouge, avec différents militants autonomes marseillais, dont le collectif anti-frontière Al Manba. À Marseille, cette solidarité faite de collectes, distributions et maraudes a poussé sur le champ laissé libre par les pros du caritatif et n’a pas cédé aux coups de chauffe de la police qui a tenté de lui mettre des bâtons dans les roues.
Ces expériences inédites d’organisation autogestionnaire nées pendant le confinement ont rallumé les braises de la mobilisation, dans un contexte où les expulsions de logements, comme celle de la maison occupée de Saint-Just [9], ont repris de plus belle.
[/Oum Ziad/]
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Des frontières fermées, sauf aux expulsions
Alors que le Portugal et l’Italie annonçaient durant le confinement la régularisation opportune de milliers de travailleurs et travailleuses sans-papiers, en première ligne des sales boulots (dans les secteurs économiques prioritaires : l’alimentation, le nettoyage, les soins), l’État français fermait les guichets de ses préfectures et poursuivait les expulsions, tant que le passages aux frontières le permettaient. D’autres sans-papiers sont restés enfermés pendant près de 90 jours (le maximum légal) en centre de rétention administrative (CRA), alors même que tout le monde savait que leur expulsion serait impossible, la plupart des vols internationaux étant annulés.
À l’intérieur des CRA, des enfermés se sont mutinés pour protester contre les risques de contamination, la fermeture des parloirs (qui signifie moins d’argent pour cantiner [10]) et l’enfermement de nouveaux retenus qui ajoutait à la surpopulation. Dès l’annonce du 16 mars, les prisonniers des CRA de Lille-Lesquin (Nord) et du Mesnil-Amelot (Seine-et-Marne) sont entrés en grève de la faim. « On a entendu à la télé que c’est la guerre. Mais ici, il n’y a rien. Aucune précaution. Tout est sale. On n’est pas des animaux quand même ! On a peur », témoignait un homme au CRA de Oissel, près de Rouen (Seine-Maritime), relayé par le blog « À bas les CRA ». Mais le gouvernement n’a jamais eu l’intention de fermer les centres de rétention. Et ce sont les juges qui ont libéré des retenus au compte-goutte, n’étant pas toujours pressés de tenir compte de l’état d’urgence sanitaire. Dans le même temps, l’État a transféré en CRA d’autres détenus extraits de prison, afin qu’ils soient expulsés au titre de la double peine.
En cette fin août, comme à Rennes et au Mesnil-Amelot, les retenus du CRA de Marseille, qui tourne à nouveau à plein régime, ont déclaré dans un communiqué [11] qu’ils reprenaient leur grève de la faim, face au retour annoncé de la pandémie : « On se remet en grève de la faim dès le 22-23 août à cause de la situation qui ne change pas : les frontières sont fermées et pourtant on nous maintient 60 jours ou plus en centre de rétention. Dans le même temps, les arrestations continuent puisqu’il y a toujours des gens qui arrivent dans le CRA. Les risques de contamination augmentent. Il y a au moins quatre cas confirmés de coronavirus au sein de la police aux frontières qui garde le centre. Et pourtant rien n’est fait pour nous protéger, on ne nous donne pas de masques. Dans la police, ça se met en arrêt maladie pour éviter de venir au CRA. »
Le mouvement des retenus des CRA est soutenu par un appel national à manifester le 5 septembre.)]