Entretien avec Mylène Sauloy

« Poutine s’est construit sur la guerre en Tchétchénie »

Territoire caucasien sous contrôle russe, la Tchétchénie a connu deux guerres d’indépendance atroces (1994-1996, 1999-2000), où a péri un quart de sa population civile. Mylène Sauloy, réalisatrice de documentaires, revient sur cette histoire qui a vu Poutine s’installer sur son trône et faire ses classes de massacreur.
Illustration de Pirikk

Quand on l’appelle, Mylène Sauloy est au Kurdistan, territoire qu’elle connaît bien et qui sera le terrain d’un prochain film, après Kurdistan, La guerre des filles (2016). Là-bas aussi, la présence russe se fait sentir. Mais c’est pour évoquer une autre histoire que nous la contactons. Celle de la Tchétchénie, vieille obsession à laquelle elle a consacré plusieurs documentaires, courts comme longs : Danse avec les ruines (2002), Qui a tué Natacha ? (2011) ou encore Quand le soldat Volodia filme la guerre (2004). Elle nous raconte les deux guerres qui ont dévasté la Tchétchénie, la résistance populaire et la politique russe d’alors.

Dans quelles circonstances es-tu allée en Tchétchénie ?

« Au début de la première guerre, en 1994, j’ai proposé un sujet à Arte. Dans la foulée de l’effondrement de l’URSS, Mikhaïl Gorbatchev avait dit [à la population soviétique] : “Prenez autant de liberté que vous pouvez.” Les Tchétchènes se sont donc déclarés indépendants dès 1991. Les Russes ont attendu trois ans pour intervenir, et ils se sont pris une rouste colossale. Quand je suis arrivée, j’ai eu l’impression de découvrir un autre monde. Les habitants pompaient l’oléoduc russe pour avoir de l’essence, ils construisaient des stations-service artisanales… C’était le règne de la démerde.

La Tchétchénie était un confetti dans l’empire, mais un confetti qui se battait contre ce qui était alors la deuxième armée du monde. Les analystes se demandaient comment 5 000 combattants la tenaient en échec. Il y avait un côté bandit assez fascinant. D’autant que c’était une guerre de décolonisation à l’époque, pas du tout teintée d’islamisme.

Pour ce premier reportage, on s’est retrouvés avec la résistance tchétchène. C’était une guérilla assez classique : les combattants étaient retranchés dans les montagnes et descendaient mener des attaques frontales contre les lignes de chars, tandis que l’armée russe pilonnait les maquis.

Plus tard, je suis revenue faire un film sur les femmes, très présentes. Certaines pratiquaient le zikr – la danse sacrée rituelle de l’islam soufi – jusque devant les colonnes de chars pour bloquer leur avancée. »

Quels étaient les arguments du pouvoir russe pour légitimer cette guerre ?

« Il s’agissait de mater les indépendantistes. Sachant que c’était politiquement intéressant, puisque cela permettait de détourner l’attention des scandales de corruption qui secouaient la Russie en pleine recomposition. Il faut aussi rappeler que l’armée russe était convaincue que cela serait plié en une semaine. Mais les Russes ont eu beau commettre massacre sur massacre, jamais ils n’ont réussi à contrôler le territoire, et des accords de paix ont été signés en 1996.

Le deuxième conflit était différent, parce qu’il s’est teinté de religieux. D’un côté, les wahhabites ont déversé des tonnes de fric sur ce pays en ruine ; de l’autre, le pouvoir russe a instrumentalisé la question de l’islamisme – notamment via les attentats meurtriers perpétrés à Moscou en 1999 par de soi-disant terroristes tchétchènes, alors que le FSB1 était vraisemblablement aux manettes2. En tout cas, Poutine s’est vraiment fait et fabriqué sur la Tchétchénie. D’abord premier ministre, il a accédé à la présidence juste après la guerre et s’est présenté par la suite comme l’homme qui a réunifié la Russie. Pour comprendre ce point, il faut souligner la différence entre l’Union soviétique, une union de républiques socialistes (dont la Géorgie, la Moldavie, l’Ukraine, etc.), et la Fédération de Russie, qui comprend un tas de territoires et de républiques autonomes (Yakoutie, Tatarstan, Daghestan, Tchétchénie…). En 1991, les Russes ont lâché l’Union mais pas la Fédération.

En 2003, Moscou a placé Akhmad Kadyrov, le père de l’actuel président, au pouvoir afin de gérer la transition alors que les combats n’étaient pas terminés. Or, il avait été le premier à appeler au jihad pendant la première guerre, à une époque où l’idée dominante dans la résistance était encore celle d’une guerre de décolonisation. Les Russes préféraient avoir des islamistes plutôt que des anticoloniaux en face d’eux. Moscou qualifiait la guerre d’ “opération antiterroriste” ; on se trouvait dans un contexte post-11 septembre, où le thème du terrorisme désamorçait toute critique. »

Officiellement, la deuxième guerre se finit en 2000 avec la chute de Grozny, la capitale. En réalité, elle dure jusqu’en 2009 sous la forme d’un conflit de basse intensité. Comment s’est-elle déroulée ?

« Elle a été d’une violence et d’une horreur incroyables. Tortures, viols systématiques (y compris des hommes), fagots humains (plusieurs hommes attachés entre eux, dont les corps sont ensuite pulvérisés à l’explosif)… Les contrakniki (mercenaires de l’armée russe) étaient particulièrement violents. Autre facteur aggravant : les jeunes appelés russes subissaient des bizutages très violents, les gamins arrivaient déjà traumatisés.

Je me suis rendue là-bas une trentaine de fois pendant ce deuxième conflit. Je voulais comprendre la résistance, montrer comment l’humanité se défend de la barbarie, fait tout pour ne pas sombrer dans la folie. C’est pour ça que j’ai réalisé Danse avec les ruines par exemple, où j’ai suivi une troupe d’enfants danseurs.

Pour Quand le soldat Volodia filme la guerre, l’approche était différente. J’ai utilisé des cassettes récupérées longtemps auparavant. Beaucoup de jeunes soldats russes filmaient les opérations de “nettoyage” (zatchistka), comme des films de vacances. Or les Tchétchènes ont commencé à racheter ces cassettes aux Russes, dans l’espoir de retrouver les leurs. Un business s’est mis en place. Les personnes avec qui j’étais en contact m’ont demandé de diffuser celles qu’elles avaient. Au début j’ai refusé, puis j’ai fini par chercher moi-même d’autres cassettes et en faire un film. On y voit notamment une scène filmée par un officier du ministère de la Justice. Cette fois, ce n’était plus le simple soldat, souvent hyper drogué, mais un fonctionnaire ! C’était hallucinant. Cela rendait compte de la façon dont les autorités russes déshumanisaient les Tchétchènes, qui n’étaient plus des hommes mais des choses à supprimer. »

Et dans la société russe ?

« Le racisme anti-caucasien était très ancré. On appelait les habitants de ces régions les “culs noirs”. Ceci dit, si la propagande a fonctionné, ce n’était pas unanime. Des mères de soldats russes sont ainsi venues chercher leurs fils sur place. Et cela a créé des liens avec les mères tchétchènes. »

Comment s’est terminée la guerre ?

« Elle n’a jamais vraiment pris fin. Kadyrov père a été assassiné, on n’a jamais su par qui. Poutine a nommé à sa place son fils Ramzan Kadyrov, toujours au pouvoir, qui est un barbare complet. Par sa connaissance du pays et du système de clans, il a visé très efficacement les rebelles. Grozny, qui avait été complètement détruite, a été reconstruite très vite grâce à l’argent du pétrole et des Russes. Aujourd’hui, le flicage est omniprésent et, en plein centre-ville, l’avenue de la Victoire est devenue l’avenue Poutine. »

Que t’inspire la situation actuelle en Ukraine ?

« En Tchétchénie, Poutine a montré de quoi il était capable. Mon film Quand le soldat Volodia filme la guerre raconte la violence extrême de l’armée russe, le manque de règles minimales, le lavage de cerveau de soldats drogués et violentés, livrés à eux-mêmes dans une armée désorganisée. J’ai été prise dans un dilemme compliqué : quoi montrer ? Les spectateurs ne sont pas responsables de cette violence. Je me suis demandée pourquoi je m’acharnais à documenter. À la même période, les images d’Abou Ghraib3 ont provoqué un énorme scandale et ont eu des conséquences massives. À côté, les torturés tchétchènes ne valaient rien.

Aujourd’hui, c’est plus facile de taper sur la Russie, d’où l’unanimisme au niveau international. Mais, de la même façon que Poutine s’est construit sur la deuxième guerre de Tchétchénie, il essaye en Ukraine d’asseoir sa toute-puissance. Il est en fin de règne et veut s’inscrire dans l’histoire, avec une volonté très claire, teintée de nostalgie : reconstruire la grande puissance russe. Qu’importe si cela entraîne son pays dans le chaos. »

Propos recueillis par Margaux Wartelle

1 Service secret chargé de la sécurité intérieure en Russie, héritier du KGB.

2 Voir notamment « Le crime qui a fait Poutine », L’Obs (11/10/2013).

3 Prison irakienne dans laquelle l’armée américaine s’est livrée, entre 2003 et 2004, à des actes de tortures sur des détenus irakiens.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°208 (avril 2022)

Dans ce numéro d’avril peu emballé par les isoloirs, un maousse dossier « Crime et résistances » sur la guerre en Ukraine, mais aussi : le bilan écolo pas jojo de Macron, une plongée dans le « théâtre » de la frontière à Calais, le « retour de Jim Crow » aux États-Unis, une « putain de chronique », un aperçu du désastre d’Azincourt, une dissection du cirque électoral, une évocation des canards perdus au pays des cigognes…

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