Kombinat et mat

À l’ombre d’une aciérie russe

Vitrine de la grandeur industrielle soviétique sous Staline, le complexe sidérurgique de Magnitogork est le sujet de Kombinat, film documentaire du réalisateur Gabriel Tejedor. Près d’un siècle après sa construction, il est aujourd’hui emblématique de la Russie de Poutine, entre patriotisme autoritaire et capitalisme débridé.

En ces temps funestes où Poutine est en guerre contre l’Ukraine, le film documentaire Kombinat, en salles depuis le 2 mars et réalisé par le cinéaste suisse Gabriel Tejedor, offre un aperçu percutant de ce que vivent quantité de Russes au quotidien. Au cœur du sujet, les salariés (plutôt agents de maîtrise que prolos) d’une aciérie monstre, le Magnitogorski Metallourguitcheski Kombinat, situé à Magnitogorsk, dans le sud de l’Oural. Une ville où le quotidien tourne autour de l’usine, avec prise en charge de tous et de chacun, de l’école au sanatorium, dans un univers paternaliste, voire patriarcal – sur fond de fumées sombres et de poussières crachées en continu par une forêt de cheminées.

S’il est peu question des conditions de travail (compliquées à filmer), en sous-texte les voix off des ouvriers parlent d’accidents fréquents, de maladies professionnelles, d’enfants naissant avec des handicaps physiques ou mentaux, de cancers, de pollution des eaux et de l’air…

À l’écran, on suit Sasha et ses proches, que le réalisateur et sa petite équipe ont accompagnés lors de nombreux repas de famille – durant lesquels les vieilles encensent Poutine – ou quand Sasha danse la salsa. Son truc à lui, c’est ça : aller au club et s’éclater aux rythmes de la musique cubaine – pays toujours ami de la Russie.

Propagande à tous les étages

Si la culture soviétique forgeait jadis les mentalités, érigeant les travailleurs en héros servant le socialisme par le productivisme, aujourd’hui de nouvelles légendes les façonnent, désormais au service d’oligarques qui vivent en Suisse.

Chaque 9 mai, on continue à célébrer les morts de la Seconde Guerre mondiale, en présence de militaires et à grand renfort de défilés et de chants quasi mystiques. S’y ajoute l’annuelle Journée des métallurgistes organisée par les patrons et le gouvernement. Une cérémonie à laquelle les salariés sont quasiment obligés de participer, et où l’on assiste par exemple à des scènes chorégraphiées et théâtralisées, que la révolution culturelle chinoise n’aurait pas reniées, avec force slogans et drapeaux russes. Ce jour-là, un message de Poutine félicite le patron du Kombinat d’ » avoir appliqué activement la charte écologique de la Russie » (sic) tandis qu’un enfant de sept ans déclare qu’il est fier de savoir que dans dix ans, il sera ouvrier métallurgiste lui aussi...

Dans Kombinat, peu de révolte et pas plus de revendications pour l’amélioration des conditions de travail. Pourtant, le doute pointe : la propagande quotidienne ne fonctionne plus à plein. Ainsi, c’est pour éviter l’usine que le jeune couple qui tient le club de danse de Sasha a monté son affaire. Las, il en faudrait plus pour échapper au monstre d’acier : le kombinat utilise les danseurs à l’occasion de son spectacle annuel... L’aliénation sous dictature, c’est évidemment pire.

Reste un goût de No Future, surtout face aux silences de la fille de Sasha, jeune adolescente qui sert presque de fil rouge et semble désespérée de devoir, à son tour, travailler un jour dans cette usine.

Jean-Pierre Levaray
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Cet article a été publié dans

CQFD n°208 (avril 2022)

Dans ce numéro d’avril peu emballé par les isoloirs, un maousse dossier « Crime et résistances » sur la guerre en Ukraine, mais aussi : le bilan écolo pas jojo de Macron, une plongée dans le « théâtre » de la frontière à Calais, le « retour de Jim Crow » aux États-Unis, une « putain de chronique », un aperçu du désastre d’Azincourt, une dissection du cirque électoral, une évocation des canards perdus au pays des cigognes…

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