« Il a tué quelqu’un… Mon fils… Avec le hachoir dont je me sers pour découper la viande… Il est revenu de la guerre, et là, il a tué quelqu’un... »
Dès les premiers paragraphes des Cercueils de zinc [1] de Svetlana Alexievitch, consacré à la boucherie menée par l’URSS en Afghanistan de 1979 à 1989, l’horreur de la guerre imbibe les pages. Ici c’est « une mère » qui décrit le basculement meurtrier de son enfant bousillé : « On m’avait rendu un autre garçon ; ce n’était plus mon fils. » Plus loin, un soldat se réjouissant d’y avoir perdu la vue après les horreurs vues et infligées – « J’ai envie de [...] me dégager de toute cette boue où on nous a entraînés. » Ou ce froid constat d’un officier : « Si j’ai tué là-bas ? Oui. […] Vous vous attendiez à voir rentrer des anges ? »
Glaçants mais gorgés de vie, les écrits de Svetlana Alexievitch sont basés sur de longs témoignages d’anonymes, disposés de manière à composer un récit polyphonique. Son premier ouvrage, La Guerre n’a pas un visage de femme [2], consacré à la réalité de la Seconde Guerre mondiale – loin du récit glorieux véhiculé par les autorités – a posé les jalons du travail de celle qui se qualifie de « femme-oreille ». À la fin des années 1980, ce que ses oreilles entendaient des mères éplorées, des veuves et des estropiés d’une guerre ayant causé la mort d’environ 15 000 soldats russes et d’un million d’Afghans [3], c’était aussi le crépuscule d’un système ne tenant plus que par sa propagande impérialiste : « Il y avait très peu de gens qui savaient que l’Afghanistan était un hachoir, un abattoir… À la télévision, on nous montrait les soldats soviétiques fraternisant avec les Afghans, nos véhicules [...] décorés de fleurs, des paysans qui embrassaient la terre qu’on leur avait donnée... »
Oui, il y a comme un écho...
[|« On avait si peur de nous avant... »|]
L’ouvrage le plus emblématique du travail de Svetlana Alexievitch, c’est La Fin de l’homme rouge, ou le temps du désenchantement (2013). Courant des années 1990 aux années 2000, il dépeint la déflagration que fut pour l’homo sovieticus la dislocation de l’URSS. Un événement auquel l’invasion de l’Afghanistan n’était pas étrangère, tant les dépenses engendrées, le discrédit de l’armée et le ressentiment des proches des victimes a pesé sur l’écroulement du système. C’est Gorbatchev, à la tête de l’URSS depuis 1985, qui désengage progressivement l’URSS de l’Afghanistan. Et c’est aussi lui qui parachève la dislocation de l’URSS, officielle fin décembre 1991.
La Fin de l’homme rouge s’inscrit donc en partie dans les pas des Cercueils de zinc – c’est sa suite logique. Les témoignages retranscrits ne sont d’ailleurs parfois pas moins violents, tant la transition est brutale et le chaos économique, absolu. L’un d’eux résume le changement de paradigme : « Le peuple a cru qu’une fois les communistes chassés, ce serait l’avènement d’une époque merveilleuse [...]. Mais au lieu des gens libres, ce sont eux qui ont surgi, avec leurs millions et leurs milliards… Ces gangsters ! Ils se tirent dessus en plein jour ! »
Face à la violence de la « thérapie de choc » économique, les immenses crimes documentés du totalitarisme soviétique passent parfois au second plan. Ainsi de ce vieil homme clamant sa nostalgie : « Je me souviens de cette flamme dans les yeux des gens. Et nos cœurs étaient brûlants ! » Ou de cette femme hurlant sa rage en voyant qu’en plein Moscou, on monnaie aux touristes les décorations de militaires soviétiques : « On avait si peur de nous, avant… Et maintenant… Regardez-moi ce bric-à-brac ! Fini, le grand empire ! »
« Je me souviens de cette flamme dans les yeux des gens. Et nos cœurs étaient brûlants ! »
Cet enfouissement des fantômes du passé, Svetlana Alexievitch ne le juge pas – elle l’écoute. Et les récits qu’elle recueille finissent par dessiner un continent mémoriel diffus où le ressentiment l’emporte, tant les nouvelles élites (oligarques en tête) bafouent tous les espoirs – et la révolte de ceux qui, en 1991 et 1993, se sont dressés face aux chars pour défendre la liberté [4]. De tout cela naît une forme de dualisme, de manichéisme, où pour certains les monstres du passé n’en étaient pas tant que ça puisque la Russie d’alors était « grande ». « Le passé, pour les uns, c’est une malle remplie de chair humaine et un tonneau plein de sang, et pour les autres, une grande époque », résume un homme désabusé.
C’est en partie de cette schizophrénie collective que Poutine est issu, lui qui a su capitaliser sur ce sentiment d’humiliation et puiser une partie de sa popularité dans un passé repeint en rose rouge. La bascule date pourtant d’avant son règne, rappelait Svetlana Alexievitch en 2015 dans son discours de réception du prix Nobel de littérature : « Nous avons laissé passer la chance qui nous a été donnée dans les années 1990. En réponse à la question : “Que devons-nous être, un pays fort, ou bien un pays digne où il fasse bon vivre ?” Nous avons choisi la première option [...]. Nous voilà revenus au temps de la force. Les Russes font la guerre aux Ukrainiens. À leurs frères. [...] Des avions russes sont en train de bombarder la Syrie... »
[|« Passé héroïque »|]
Prolongeant le travail de Svetlana Alexievitch sous une forme plus académique, le dernier ouvrage de l’historienne et chercheuse d’origine russe Galia Ackerman permet de cerner différemment cet ancrage dans un passé mouliné à la propagande. Le Régiment immortel – La Guerre sacrée de Poutine [5], s’attarde notamment sur l’usage forcené de la « Grande Guerre patriotique » contre l’Allemagne nazie comme carburant nationaliste. Depuis que Poutine est aux manettes, les défilés et célébrations qui lui sont consacrés ont explosé, réconciliant Staline et fierté patriotique. Mais ce sont aussi les manuels scolaires, les médias de masse, les films de guerre à gros budget, les parcs d’attraction militaro-patriotiques ou la parole présidentielle qui s’arriment à ce moment où l’URSS aurait sauvé le monde… et continuerait à le faire face à un Occident décadent. « Dans cette réalité parallèle, la Russie est toujours présentée comme une victime qui se bat héroïquement pour ne pas céder devant l’assaut des ennemis, en puisant sa force dans le passé héroïque de la Patrie – en premier lieu dans la Grande Victoire de 1945 », écrit la chercheuse. Qui ajoute : « C’est ainsi que sont interprétées les sanctions imposées à la Russie pour son annexion de la Crimée et l’intrusion dans le Donbass, [...] ou encore pour son ingérence dans la présidentielle américaine. »
Et puisque l’histoire ne serait que répétition, ce sont donc les néonazis, « le leitmotiv de toute la propagande russe », qui sont convoqués pour dénoncer l’ennemi – notamment ukrainien. Là encore, Poutine n’a rien inventé, s’inspirant notamment d’ » intellectuels » comme Alexandre Douguine ou Alexandre Prokhanov qui, dès les années 1990, appelaient à un réveil nationaliste et eurasien. Du second, Ackerman écrit : « À l’époque, ses diatribes flamboyantes provoquaient [...] des crises de fou rire. Un quart de siècle plus tard, force est de constater que Prokhanov et ses comparses nationalistes ultra-réactionnaires ont gagné la partie. »
C’est donc à l’aune de trente ans de maturation nationaliste, step by step, qu’il faut analyser la nouvelle entreprise guerrière de Poutine. Totalement isolé, le président criminel n’aurait plus vraiment pied dans la réalité. « Vladimir Poutine a perdu tout intérêt pour le présent », écrivait le journaliste russe Mikhaïl Zygar dans une tribune publiée le 10 mars dernier dans le New York Times [6]. Et puisque son passé est totalement réécrit, c’est un monstre à tête de chimère qui se dresse à l’Est, la gueule emplie des fracas du passé.
[/Émilien Bernard/]