EN POUSSANT LA PORTE de l’épicerie-bar de Tarnac, on ne savait pas trop à quelle sauce on allait être mangés. Échaudés par un défilé de journalistes plus ou moins mal intentionnés, les « ultra-épiciers » allaient peut-être nous battre froid… Les clients au comptoir nous ont dévisagés, comme dans n’importe quel bar de quartier, mais après qu’Aude en eut terminé avec le service, on a pu bavarder tranquillement autour d’un petit blanc. Le « magasin général » s’est révélé être un lieu de vie et de rencontre plutôt chaleureux.
C’est dans ce café de village, où trône au-dessous d’une tête de sanglier la photo de Georges Guingouin [2], que les flics de la Sous-Direction antiterroriste (SDAT) ont établi leur QG lors de leur retentissante « opération Taïga » (tiens !?, « de leur temps », les Allemands appelaient cette région « la Petite Russie »…).
Mis sur la sellette médiatique par un show antiterroriste aussi disproportionné que, au bout du compte, mal ficelé, « Tarnac refuse d’y croire » (Aujourd’hui en France, 13/11/08). Le mardi 11 novembre à l’aube, cent cinquante policiers ont investi ce village perdu au cœur du plateau de Millevaches, en bloquant l’accès pendant plusieurs heures. Hélicoptère, chiens renifleurs, police scientifique équipée de sonar pour détecter d’éventuelles caches… Lucille et son copain dorment dans un des deux appartements au-dessus de la mairie, quand, vers 6 heures, la porte vole sous le choc d’un violent coup de pied. Des énergumènes masqués surgissent, pointant des flingues sous leur nez.Dans la pièce d’à côté, qui fait bibliothèque, Julien, brutalement réveillé lui aussi, est cuisiné par ceux de la SDAT. Interrogatoire et perquisitions [3] vont durer dix heures. Dix heures durant lesquelles le compagnon de Lucille va rester menotté dans la salle de bains. Elle, qui est enceinte, a le droit de rester assise sur une chaise. Julien, bientôt célébré comme « le leader », répond avec humour aux policiers. « C’est ton pull, ça ? » « Non, c’est le pull à tout le monde, ici on partage tout. » « Me prends pas la tête avec ton idéologie à la con. » « Non, sérieux, si vous avez besoin de quelque chose, vous n’avez qu’à vous servir… »
Au même instant, dans l’univers hyperréaliste de la métropole, le spectacle antiterroriste se met en branle. La première dépêche de l’AFP tombe dès 8 heures. Contrairement aux gens du coin, les équipes de télévision se frayent sans peine un chemin à travers les barrages de gendarmerie. À 10 heures, la ministre Alliot-Marie est déjà en conférence de presse à Paris : l’ultra-gauche était sur le point de passer à la lutte armée mais, grâce à sa perspicacité et à l’efficacité de ses limiers, la voilà hors d’état de nuire. « Risques de résurgence violente de l’extrême gauche radicale », avait-elle prophétisé dès son entrée en fonction. « L’anticipation est essentielle dans la lutte contre le crime en général et le terrorisme en particulier », avait-elle surenchéri le 1er février 2008 pour Le Figaro. La boursouflure langagière aussi, de toute évidence. JT, radios et presse écrite enfilent les perles que leur fournit le discours officiel : « Coup de filet dans les milieux de l’ultra-gauche », « communauté » [4] « appartenant à la mouvance anarcho-autonome », « en marge du champ politique » (TF1), « tapis dans l’ombre de leur ferme isolée », « à l’abri des regards », « reclus dans leur épicerie » (France2), « semblent s’inspirer d’Action Directe »… « L’ultra-gauche déraille » (Libération)… « Susceptibles d’être violents, ces nihilistes clandestins voulaient s’attaquer à un symbole de l’État » (Le Figaro).
Une heure après le départ en trombe des flics et des interpellés vers Paris, Paul, un des gérants de l’épicerie, reprend la livraison des vieux isolés avec sa fourgonnette. « On ne savait pas comment on allait être reçus, après la violence des accusations portées. Mais les gens nous ont entourés, réconfortés. » Aude : « Quand on est sortis sur la place, on avait peur que ça soit fini pour nous. En fait, les gens étaient plus exaltés que nous. Ils disaient “ces salauds nous ont enlevé Benjamin !” [l’autre gérant de l’épicerie, détenu ce jour-là] »
Avec l’ancien maire, les jeunes ont l’idée de convoquer une réunion publique dans la salle des fêtes, pour s’expliquer. La réaction est quasi unanime : « Vous n’avez pas à vous justifier, on vous fait confiance. » « Nous avons trouvé chez eux de nombreuses notes appelant à des passages à l’acte très violents », dévoile Isabelle Montagne, vice-procureur du parquet de Paris au Matin de Genève (15/11/08). « Ils avaient des projets de commettre des attentats. Ces gens veulent détruire toute forme d’autorité. En France, rien que le fait d’appartenir à un tel groupe est un délit très grave. » La machine médiatique s’emballe et brandit des preuves - faux papiers, gilets pare-balles, cocktails Molotov, talkies-walkies, traces ADN…- qui se révéleront une pure intox policière.
Thierry Letellier, maire de La Villedieu-en-Creuse, a d’emblée tiqué : « Ce n’était pas, de toute façon, du terrorisme ! » Et il n’est pas le seul : la gendarmerie, critiquée par les flics parisiens pour avoir failli dans sa mission de renseignement, se défend : « Ce n’est tellement pas du terrorisme qu’on aurait pu nous laisser continuer. Cette histoire de caténaires, ce n’est jamais que du vandalisme », bougonne un officier dans Le Journal du Dimanche (23/11/08).
Guillaume Pépy, PDG de la SNCF, se déclare soulagé par l’absence de cheminots parmi les interpellés. Son « ouf ! » télégénique fait penser à un exercice d’amnésie volontaire… Qui, à part Pépy, a oublié les sabotages qui ont accompagné la grève contre la réforme des régimes spéciaux ? « Du simple jet de pierre à la pose d’une plaque de béton sur les voies en passant par les vols de câbles ou les jeux d’adolescents qui découpent un grillage pour se promener sur la voie, un nombre croissant de gens prend notre réseau pour cible – alors qu’il était autrefois respecté comme l’outil d’un service public », reconnaît Jean-Louis Rohou, du Réseau Ferré Français, dans Le Figaro (14/11/08). Dominique Bussereau, ministre des Transports, tente d’excuser son impuissance face aux plus de 27 000 actes de malveillance annuels : « Durant la guerre, la surveillance constante par l’armée allemande et la milice n’a pas empêché les actes de sabotage de la Résistance. » Décidément, entre Vichy et délire antiterroriste, ce gouvernement est obsédé par l’occupation du territoire…
« L’hystérie antiterroriste vise à terroriser l’opinion publique et à séparer les mécontents du reste de la société, aussi bien qu’entre eux », analyse Letellier. « Avec la crise qui vient, le gouvernement craint une jonction entre ces jeunes cherchant à vivre autrement, des ouvriers en colère qui se sentent trahis par leurs syndicats et aussi, pourquoi pas, les banlieues. Frapper les jeunes du Goutailloux, c’est intimider tous ceux qui veulent ou pourraient un jour vouloir résister ensemble. »
Rencontré à la sortie du cimetière, où l’on vient d’enterrer l’ancien résistant qui avait vendu la ferme aux jeunes « ultras », Jean Plazanet, ancien maire de Tarnac et cofondateur du comité de soutien avec Letellier, est amicalement interpellé par Pierre Coutaud, maire de Peyrelevade : « Le sous-préfet te fait dire qu’il aimerait bien que tu arrêtes de comparer cette opération de police avec la rafle d’avril 1944. » Plazanet éclate de rire : « Qu’il vienne me le dire en face, ce blanc-bec. Personne n’empêchera les anciens d’avoir de la mémoire. » Il nous montre une lettre anonyme l’accusant d’avoir favorisé l’installation de ces « gosses de riches » pour « ennuyer les enfants du pays ». Dans un style châtié, le corbeau conclut par une menace de mort à peine voilée.
Les jours passent et le rôle d’auxiliaires de police dévolu aux journalistes tarde à se démentir. Médiapart publie le rapport confidentiel de la SDAT concluant les quatre-vingt-seize heures de garde à vue des vingt interpellés sans que personne ne songe à demander d’où il sort. En lisant attentivement, on voit bien que le dossier est vide, mais l’effet escompté est obtenu : on a affaire à des gens louches, puisqu’ils se méfiaient de la police…
D’après les clients du bar, le 11 novembre, la police a embarqué une mère en oubliant son bébé de neuf mois dans un berceau. Ils racontent aussi avec délectation comment ils ont enivré une journaliste de Paris- Match et deux cameramen d’une boîte de prod’ bossant pour TF1. « On leur a fait remettre leur tournée jusqu’à ce qu’il y en ait un qui dégueule sur la terrasse ! », se souvient une femme rigolarde. « Le but du jeu, c’était qu’il casse lui-même sa caméra. » France2 a tancé les habitants de Tarnac, trop indulgents avec les « ultras » : « Les gens du village n’ont pas su se rendre compte de leur double vie. » MAM ajoutera : « Vu leur haut degré intellectuel, ils ont pu les tromper. » « Ces cons à la télé nous prennent vraiment pour des bouseux ! », s’esclaffe un bûcheron accoudé au comptoir. Pour notre commando erroriste, c’est le dernier apéro à l’épicerie : le picon-bière au gingembre coule généreusement (« Tu crois qu’ils nous ont pris pour des journalistes ? »). Trois paysans savourent leur anisette et font mine de se boucher les oreilles quand Paul leur inflige les Sex Pistols, les Stooges, Led Zep ou Rage against the Machine.
Au matin du jeudi 27, alors que les erroristes écartent les dernières vapeurs d’alcool d’un geste las, un deuxième raid policier prend le village par surprise. Bondissant hors de cinq voitures, une vingtaine de fonctionnaires remontent à l’assaut des appartements au-dessus de la mairie. Ils sont à la recherche du mystérieux « carnet noir oublié », qu’un Tintin reporter du JDD a déniché et présenté comme un indice pouvant « relancer une enquête qui patine »… Vexés, les flics ? « Vous pourriez fermer vos portes à clé, les journalistes entrent ici comme dans un moulin ! » « Mais à quoi bon, si même ouvertes vous les enfoncez à coups de pied ? », rétorque Jérémie. Le plus étrange, c’est que ces super-flics n’avaient même pas posé de scellés. Ne croient-ils qu’à moitié à leur propre mensonge ?
Avant de partir, petite visite au bar de l’hôtel, propriété du premier adjoint au maire actuel, classé divers droite [5]. Ambiance France profonde, gilet de chasseur, plaisanteries graveleuses. Mais pas de tendresse particulière pour la police : « Le maire n’aura jamais le temps d’apprendre à soigner son potager, avec les visites à répétition de ces cons ! »
En attendant, un Guantanamo judiciaire à la française vient de refermer ses mâchoires sur neuf jeunes dissidents : un « faisceau d’indices » (en clair, absence de preuves tangibles), des écrits, des soupçons, un témoignage sous X farfelu [6], voilà qui est suffisant pour jeter aux oubliettes la présomption d’innocence et maintenir des coupables idéaux en prison préventive pendant des mois, voire des années. Quant au déphasage entre image médiatique et réalité vécue, il est limpide : c’est bien une sphère radicalement antisociale qui représente aujourd’hui la société.
Jérémie, juste avant notre départ : « Dites bien qu’on a besoin de soutien mais pas de visites, même si elles peuvent partir d’un bon sentiment. Que chacun s’organise sur son propre territoire. On reste en contact. »
Voir aussi « Communiste non encarté » et « Quand l’exception devient la règle ».