Quand l’exception devient la règle

JUSQU’EN 1981, pour toutes les affaires liées à la sécurité nationale, la République disposait d’une véritable juridiction d’exception : la Cour de sûreté de l’État. Aux côtés de trois magistrats civils siégeaient deux officiers de l’armée, les procès étaient secrets, les jugements sans aucun recours. Inconvénient : cette inquisition ne pouvait être mise en oeuvre que dans des cas gravissimes. Tout l’enjeu est donc désormais de faire entrer la législation antiterroriste dans la procédure commune pour adapter la répression à tous les ennemis intérieurs que les politiques voudront se mettre sous la dent. Pasqua – la terreur des terroristes, pas le VRP des limonadiers – ouvre le bal en 1986. Alors que les médias titrent à boulets rouges sur les attentats attribués aux Hezbollah, Jihad islamique et autre Action directe, il crée un service central de lutte antiterroriste avec ses flics, procs et juges d’instruction spécialisés, ses gardes à vue de quatre jours, ses procès en Cour d’assises spéciale composée de magistrats professionnels.Ce n’est plus exceptionnel, c’est spécial. Mais cela ne suffitpas pour criminaliser l’épicier en produits orientaux ou le militant politique en colère. Alors, en 1996, est institué le délit d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Une qualification aussi implacable qu’impalpable qui autorise toutes les interprétations et toutes les dérives. Le juge Bruguière, longtemps chef incontesté de ce barnum juridico-policier, ne s’y est pas trompé : « La particularité de la loi est qu’elle nous permet de poursuivre des personnes impliquées dans une activité terroriste sans avoir à établir un lien entre cette activité et un projet terroriste précis. » L’époque est marquée par la peur, bruyamment entretenue, de l’islamisme radical et de ses débordements sanglants sur le territoire national.

Les pandores ont carte blanche pour incarcérer à tout va et peuvent considérer comme faits matériels probants un nom dans un répertoire téléphonique, la fréquentation d’un restaurant, des convictions politiques ou religieuses partagées. La plupart de ces informations sont obtenues grâce au travail souterrain des agences de renseignement et rarement corroborées par d’autres éléments plus tangibles. C’est le temps des rafles massives et des procès collectifs, où des dizaines de personnes sont relaxées après avoir passé des mois, voire des années, en détention « provisoire ». Ce n’est plus spécial, c’est préventif.

Le meeting aérien du 11 septembre 2001 va être le prétexte idéal pour banaliser encore un peu plus l’arsenal sécuritaire. Des dispositions antiterroristes sont accolées à des lois généralistes visant à renforcer la lutte contre la délinquance, jusqu’à pouvoir taxer la moindre atteinte à l’ordre public de terrorisme. La LSQ (2001) accroît les pouvoirs des flics et apparentés quant à la fouille des véhicules, domiciles et personnes. La LSI (2003) permet le fichage généralisé de la population. Les attentats de Madrid et de Londres vont être utilisés pour donner l’ultime tour de vis au dispositif. La loi antiterroriste de 2005 affranchit la surveillance (caméras, Internet…) des citoyens de tout contrôle judiciaire et transforme le délit d’association de malfaiteurs en crime passible de vingt à trente ans de réclusion. Avec la jurisprudence Tarnac, ce ne sera bientôt plus ni exceptionnel ni préventif, mais tout bêtement normal.

Voir aussi et « Tarnac résiste à l’arnaque » et « Communiste non encarté ».

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