On bouffe bien les pauvres
Prenez, et mangez-en tous
Il n’en revient pas, Charlton Heston, ce grand dadais réac : tout au long de Soleil vert, film de Richard Fleischer sorti en 1973 et décrivant l’horizon 2022, son personnage galope de désillusion en désillusion, sa barbe blonde frétillant d’indignation comme une peluche épileptique. Ça commence piano : « Cette margarine est rance ! » Et ça finit staccato : « Ce que nous mangeons est fait d’homme ! Le Soleil vert c’est de la chair humaine ! »
Sa découverte ? Macabre : le « Green Soylent », pastille protéinée distribuée aux populations les plus pauvres, est en fait un genre de surimi humain. L’ultime cerise sur le gâteau pourri d’un monde caniculaire où la catastrophe environnementale a poussé les inégalités jusqu’à leur ultime extrémité – l’industrie de la chair humaine.
Entre fascisme et cannibalisme social, la vision du futur selon Soleil vert n’est pas exactement optimiste. Force est pourtant de constater que le tableau tracé ne relève pas uniquement de la science-fiction. L’épuisement du vivant ? On y est – à quelques flétans près. Le réchauffement climatique ? Itou. L’inégalité face aux catastrophes ? Dans les tuyaux. À l’aune de ces indicateurs, la perspective du burger-bipède à plus ou moins longue échéance n’a rien d’absurde.
Il y a quelques semaines, un scientifique suédois a d’ailleurs provoqué un certain émoi médiatique, en clamant que la consommation de chair humaine pourrait être une solution aux problèmes environnementaux. Un précurseur ?
Il y a deux manières d’analyser le cannibalisme. D’abord par le prisme de l’exception : il serait pratiqué par des individus n’ayant rien à voir avec nous, parce que primitifs (les sauvages) ou frappés d’une catastrophe terrible (zombies, navigateurs en perdition...). Vision rassurante.
Mais on peut aussi envisager le cannibalisme comme une extension logique du capitalisme destructeur, son aboutissement monstrueux. C’est le prisme de Soleil vert – après avoir tout détruit, l’homme se bouffe lui-même. Et c’est aussi l’approche déployée dans un récent et fort dérangeant roman de l’écrivaine argentine Agustina Bazterrica, Cadavre exquis1.
L’intrigue de Cadavre exquis se déroule dans un futur non daté, où un virus a rendu inconsommable la chair des animaux. La pénurie maousse de viande a vite des conséquences : d’abord des cas isolés, où sont dégustés « des immigrés, des marginaux, des pauvres ». Puis la réponse institutionnelle : « La légalisation fut prononcée lorsque les gouvernements se mirent à subir des pressions des puissants industriels du secteur. »
Au fil du temps, la pratique s’est normalisée : « Les gens ont intégré le cannibalisme. » C’est plus ou moins le cas du personnage principal, spécialiste ès viandes humaines voguant d’abattoirs en boucheries spécialisées. Le roman décrit son quotidien inhumain, routine sanglante en bord de folie. Les victimes ? Du bétail bipède, privé de toute humanité, de langage, d’attributs humains. Et même, de dénomination : « Demain encore il devra abattre des humains. Personne ne les appelle comme ça. […] Il y a des mots convenables, hygiéniques, légaux. »
Dans ce roman plus noir que noir, nulle rédemption à l’horizon. Tandis que les plus riches s’offrent de luxueuses chasses à l’homme, préludes à des buffets gargantuesques, les autres dégustent – ou sont dégustés. Rien de neuf sous le soleil vert.
1 Flammarion (2019), traduit de l’espagnol par Margot Nguyen Béraud.
Cet article a été publié dans
CQFD n°180 (octobre 2019)
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Paru dans CQFD n°180 (octobre 2019)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 06.02.2020
Dans CQFD n°180 (octobre 2019)
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