Au-delà de la négation du plaisir féminin, d’une représentation hors-sol du corps humain et d’une complaisance éhontée vis-à-vis d’une certaine culture du viol, l’industrie du X, c’est aussi des actrices payées dix fois moins qu’il y a dix ans et des conditions de travail qui se dégradent à vitesse grand V dans le sillage du porno en ligne gratuit [1].
Face à ce constat implacable, une gageure : et si un autre porno était possible ? C’est le pari d’Erika Lust, Lucie Blush ou encore Olympe de G. Des réalisatrices qui, poing levé et caméra à la main, proposent une pornographie résolument féministe.
De France Inter au Monde, en passant par La Croix, le genre s’attire depuis peu les faveurs des médias. Le sujet ne date pourtant pas d’hier. C’est ce que rappelle le sociologue et activiste queer Sam Bourcier : « Des années soixante-dix aux années quatre-vingt, les femmes et les lesbiennes ont […] cherché à ré-imaginer leur cinéma et leurs représentations de manière à échapper à l’emprise du fameux male gaze [2] et a fortiori sans le male porn [3] qui en était la quintessence. » [4]
Dans la droite ligne du post-porn, qui se définit comme « le seul art qui représente les pratiques sexuelles telles qu’elles existent, [comme] une expérimentation ouverte à toutes les personnes aux corps, tailles, orientations sexuelles, genre et dé-genre différents » [5], la pornographie féministe bouscule les codes. Alors que certaines pensent les deux termes irréconciliables, d’autres affirment au contraire que « cette contradiction apparente entre “pornographie” et “féminisme” se résout dans la volonté des femmes de produire leurs propres discours et représentations, de ne plus être objets du discours des autres, otages des images faites par d’autres. » [6]
Un avis que partage la réalisatrice française Olympe de G. : « Un porno féministe est avant tout un porno pensé et filmé par une femme. » Autre paramètre indispensable : pour qu’un porno soit féministe, il doit mettre l’accent sur le plaisir féminin. C’est le cas lorsqu’un scénario intègre des scènes de cunnilingus qui représentent plus qu’une case à cocher sur une check-list ou met en scène des performeurs masculins qui acceptent que leurs gestes soient guidés par leur partenaire.
La pornographie féministe se construit aussi à rebours d’un modèle mainstream trop souvent discriminant. « Le but de mes films est de permettre à toutes et tous de s’identifier », affirme Olympe. Le script de son premier long-métrage, La dernière fois de Salomé, repose sur l’histoire d’une femme de 73 ans qui décide d’orchestrer sa dernière partie de jambes en l’air. Plus qu’un simple support d’excitation, la pornographie d’Olympe de G. a quelque chose du cinéma d’intervention : « Derrière ce film, il y a l’envie de combattre l’idée selon laquelle les femmes auraient une date de péremption sexuelle. En parallèle de cette norme, il existe aussi tout un créneau du porno à la “Jacquie et Michel” [7] où les vieilles sont vraiment plébiscitées mais où elles sont également enfermées dans un rôle de bête de foire. »
Les femmes âgées sont loin d’être les seules à essuyer les plâtres d’une industrie du X qui suinte la stigmatisation : « Un porno mainstream qui ne repose pas sur des préjugés racistes, ça ne coule pas de source, explique Olympe. Les nanas qui acceptent de coucher avec des performeurs noirs demandent à être payées plus et attendent généralement la fin de leur carrière pour tourner ce qu’on appelle de “l’interracial”. Le mainstream joue aussi sur les clichés du Black puissant, violent, qui brutalise des filles fragiles. » Des stéréotypes racistes que la réalisatrice suédoise Erika Lust tente de déconstruire en attribuant aux performeurs noirs des rôles très éloignés de ceux auxquels la pornographie a coutume de les assigner.
La pornographie féministe prend également ses distances avec une approche hétéronormée de la sexualité. Un virage essentiel pour Olympe de G. qui se désole de voir la pornographie mainstream hétéro « fétichiser les rapports lesbiens pour exciter les mecs .
Tout beau tout propre le porno féministe ? Il semblerait qu’il y ait encore quelques efforts à fournir avant de pouvoir véritablement parler d’une pornographie à l’intersection des luttes : « Extraire la pornographie du système capitaliste me semble aussi compliqué que lorsqu’on l’envisage pour la presse : elle aurait tout intérêt à sortir de la sphère marchande, mais financièrement elle fait comment ? » C’est ce que soulève Claire Richard, réalisatrice de la série de podcasts Les Chemins de désir [8], diffusée sur Arte Radio. Une création radiophonique dans laquelle elle interroge avec minutie ses fantasmes et son rapport à la pornographie.
Olympe de G., elle, propose quelques pistes pour rendre la pornographie féministe économiquement viable : « J’aimerais qu’elle soit assez plébiscitée pour que des poids lourds du X investissent et que des meufs puissent devenir des magnats du porno. Ou alors être sponsorisées par des marques qui vendraient par exemple des sex-toys sur le site. »
On en est encore loin et c’est peut-être ce qui permet à Olympe d’assurer que le milieu est pour l’instant relativement préservé des dérives qui existent ailleurs : « Sur les tournages des films d’Erika Lust, une personne est par exemple chargée de veiller au bien-être des acteurs en s’assurant, entre autres, du plein consentement des performeurs avant qu’une scène soit tournée. »
Autre sujet (quoique), autre débat : dans un article intitulé « Le porno féministe n’existe pas » [9], la journaliste et docteure en anthropologie Agnès Giard estime que « la simulation pornographique est un espace de liberté qui consiste pour le spectateur ou la spectatrice à se projeter dans une scène excitante car interdite ». Et d’ajouter : « Le porno est sexiste parce qu’il est transgressif. S’il n’était pas transgressif, il ne serait pas porno. »
Un sentiment en partie partagé par Claire Richard : « Mon rapport au porno est très lié à la transgression donc je me demande si un porno complètement d’équerre avec mes convictions politiques serait aussi excitant. Pour moi, le fantasme de soumission par exemple, se trouve quelque part entre les injonctions patriarcales et un besoin de mise en danger pas nécessairement genré. »
Loin de balayer ces considérations d’un revers de main, la pornographie féministe semble justement vouloir réconcilier imaginaire érotique débridé et politisation de l’intime. À la manière d’une funambule, elle joue avec les codes en mêlant levrettes impétueuses et regards amoureux, fellations exaltées et tendresse débonnaire. Reste à savoir si le fil est assez solide pour lui éviter de tomber dans le feminism washing.
[/Tiphaine Guéret/]