Une conception policière de l’histoire
Après la Commune de Paris, les Versaillais avaient désigné une « force cosmopolite », l’Internationale, comme étant l’instigatrice des événements – on disait même que Karl Marx en était le stratège depuis Londres, en même temps qu’il recevait ses ordres de Bismarck. Plus proche de nous, Jean Rochet, ancien directeur du contre-espionnage accusait la Tricontinentale, variante de la main de Moscou, d’être responsable des événements de mai 68. Chevènement, ministre de l’Intérieur en 1998, voyait derrière le soutien aux sans-papiers l’intrigue d’obscurs « trotskistes anglais ». Selon la grille de lecture conspirationniste, les masses ne pourraient agir par elles-mêmes, tout mouvement social devrait répondre à une intentionnalité programmée par une force supérieure organisée. C’est pourquoi, à travers ce prisme, le processus enclenché par les révolutions arabes ne serait qu’une manœuvre (voir l’article de Nina Hubinet "Complot partout, révolution confisquée" in CQFD n°127, en ligne prochainement), programmée sur le modèle des « révolutions orange », de déstabilisation des régimes nationalistes arabes au profit des intérêts américano-saoudo-sionistes. Le même argument a joué récemment avec l’apparition de Daesh.
Ces recours à la dénonciation de la main de l’étranger ont un effet de diversion visant à masquer les fractures intérieures d’un pays, la lutte des classes et les aspirations à plus de libertés de la population. Quand Poutine accuse les Pussy riots de faire partie « d’un complot de l’étranger contre la Sainte Russie », c’est un réflexe d’ancien officier du KGB. Lorsque Erdogan désigne aussi par « complot de l’étranger » la contestation, commencée place Taksim, de millions de Turcs contre sa politique ou encore les ennuis judiciaires que connaît son parti, l’AKP, c’est encore une convulsion de dirigeant mégalomane. Cette base du complotisme est intégrée dans la matrice du nationalisme et de la raison d’état.
La grosse main occulte
A un niveau supérieur on trouve des théories de méga-complot au niveau mondial, édifiant un grand récit englobant et simplificateur. Là encore la recette n’est pas nouvelle, elle prend modèle sur l’idée d’un complot universel de la franc-maçonnerie qu’a diffusée l’église catholique depuis la Révolution française. De l’Abbé Barruel à Henry Coston, on trouve bien des pseudo-historiens qui ont cherché à expliquer toute la période moderne par le seul biais d’une volonté hégémonique de la franc-maçonnerie à détruire l’ordre social traditionnel – c’est-à-dire supposé de droit divin – et ses institutions : l’église, la famille et la propriété.
Un dénommé Claudio Jannet, qui connut un large succès en son temps avant de sombrer dans l’oubli [1], écrivait dans son ouvrage Les Sociétés secrètes (1877) : « La Maçonnerie, avec sa déification de l’humanité et ses rêves de République universelle, n’est pas autre chose que la préparation au règne de l’Antéchrist. […] Mais ce règne ne sera pas un règne de paix. […] M. de Maistre l’a dit avec raison, la Révolution est essentiellement satanique. Il en est de même de la Maçonnerie qui est la Révolution à l’état vivant et actif. »
C’est l’éternelle mystique de la lutte du bien contre le mal sur fond de promesse d’Apocalypse, le mal étant incarné aujourd’hui dans une supposée élite satanique et pédophile – et en ce sens, dans un monde fondamentalement inégalitaire, l’hubris et la « dépravation » des puissants ont toujours constitué une efficace machine à alimenter les fantasmes populaires. Dans ses versions les plus grand-guignolesques, ce sont des sociétés secrètes voire extra-terrestres – illuminatis, skull and Bones, kabbalistes, groupe Bilderberg, Petits Gris – qui manœuvrent en coulisse, sans qu’on sache précisément qui agit sur quoi ou comment, l’important étant de penser que tout est relié derrière le rideau. La vieille conspiration maçonnique rencontre alors Dan Brown et tout un imaginaire fantastique sur fond de musique angoissante.
Obsession juive
On pourrait trouver grotesque tout ce fatras ésotérique, s’il ne convergeait pas vers une réactivation contemporaine de l’antisémitisme, qui est la quintessence même du conspirationnisme. Dans les années 1930, l’habileté du nazisme avait été d’offrir avec l’antisémitisme un exutoire à l’anticapitalisme des masses [2]. On est atterré de voir que ce procédé simplissime fonctionne à nouveau. Selon un récent sondage pour l’Ifop, 16 % des Français penseraient qu’« il existe un complot sioniste à l’échelle mondiale » et un sur quatre estimerait que « le sionisme est une organisation internationale qui vise à influencer le monde et la société au profit des juifs ». Beaucoup d’enseignants d’histoire-géo en lycée ont pu constater la diffusion virale de l’idée du complot juif parmi leurs élèves.
Aujourd’hui hélas, le chaos proche-oriental, le messianisme des colons juifs, la fuite en avant nationaliste du gouvernement israélien alimentent le terreau propice aux professionnels de la judéophobie. Ainsi, depuis la seconde Intifada et grâce à l’avènement d’Internet, les thèses négationnistes ont été largement relayées dans le monde musulman avec en point d’orgue cette déclaration du président iranien à l’époque, Mahmoud Ahmadinejad, à la Conférence islamique de La Mecque le 8 décembre 2005 : « Les Occidentaux ont inventé le mythe du massacre des juifs et le placent au-dessus de Dieu, des religions et des prophètes. Si quelqu’un dans leurs pays met en cause Dieu, on ne lui dit rien, mais si quelqu’un nie le mythe du massacre des juifs, les haut-parleurs sionistes et les gouvernements à la solde du sionisme commencent à vociférer ». L’historienne Valérie Igounet a établi comment les VRP du négationnisme tels que Faurisson, Garaudy et Dieudonné avaient contribué à cette propagation [3] en draguant les régimes libyen ou iranien.
En France, le phénomène Dieudonné cristallise tous les éléments d’une longue dérive : l’antisémitisme sert ici d’exutoire à l’antiracisme originel de l’ex-humoriste. Nourri par la littérature malsaine de Nation of Islam, groupe suprématiste afro-américain dirigé par Louis Farrakhan [4], Dieudonné s’est laissé convaincre que les juifs étaient les responsables et principaux bénéficiaires de la traite négrière, puis rapidement d’à peu près tous les maux de la terre, à commencer par sa propre ostracisation médiatique [5]. Il donne un peu l’impression d’un homme qui, après avoir donné force coups de pied dans une ruche, s’indigne de se faire piquer par les abeilles… L’instrumentalisation de la posture de victime est d’ailleurs un trait commun aux conspirationnistes les plus adroits : « Vous voyez qu’on dit vrai, puisqu’on nous censure ! » Mais n’y a-t-il pas meilleur ressort publicitaire que le scandale ?
Le doute en question
La source la plus ambiguë du conspirationnisme actuel vient d’une forme d’hypercriticisme face au sentiment de « secret généralisé » et à la « planification capitaliste ». Même à l’ère de l’immédiateté et de la transparence – celle de ¬Wikileaks, des Anonymous et d’Edward Snowden –, la conviction que « la part principale de la réalité nous sera toujours cachée [6] » reste prégnante. C’est ce qui a pu aspirer l’énergie d’ex-camarades dévoyés et de jeunes novices en politique dans la machine à essorer l’esprit critique. « Le complotisme… Je connais malheureusement bien ça, témoigne Rodriguo, un lecteur de CQFD. J’ai collé pour Loose Change quand j’avais 16-17 ans. Tout événement comporte son lot d’étrangetés, il suffit d’un peu de faiblesse pour plonger tête baissée dans des détails au point d’en oublier le tout. Le Web conspirationniste fournit des théories totalisantes à toute une génération de paumés, cela répond, selon moi, à un sentiment général de déréalisation, bien dans l’air du temps. “La nature a horreur du vide.” »
Jusqu’au XIXe siècle, on avait pu croire que la formation des mythes religieux et des superstitions n’avait été rendue possible que par l’absence d’instruction et le manque de moyens de diffusion du savoir. La vérité est tout autre. Les grands médias et le Web, où le complot est comme chez lui, fabriquent plus de rumeurs en une seule journée qu’on a pu autrefois en fabriquer en un millénaire. L’effet de massification de l’information et la « démocratisation » de sa circulation permet à chacun de se bricoler des convictions en quelques clics.
Fondamentalement, gratter le vernis des faits reste un excellent principe de précaution mentale et on sait que tout événement possède sa part d’ombre. Pourtant, on voit ce que peut donner la systématisation de cette idée selon laquelle « il y a deux histoires : l’histoire officielle, menteuse, puis l’histoire secrète, où sont les véritables causes des événements (Balzac) [7] » : il suffirait d’inverser la version dite « officielle » pour accéder automatiquement au scénario souhaité. La posture conspirationniste transforme le doute critique en une croyance. Certains « croient » dans l’existence des ¬chemtrails, bien que la matérialité de la preuve n’ait pas été établie, en revanche d’autres, parfois les mêmes, « ne croient pas » aux chambres à gaz, alors que des travaux ont pu établir leur existence [8]. Avec le catalogue de prêt-à-penser conspirationniste, il suffirait de croire ou de ne pas croire, mais surtout de cesser de penser.
Si ces thèses proposent un principe de simplification dans la désignation de « ceux qui tirent les ficelles », elles imposent parallèlement des explications extrêmement sophistiquées sur les rouages de la machination. C’est ainsi que les versions alternatives des événements du 11-Septembre – comme la négation des chambres à gaz ou la création artificielle et intentionnelle des virus du Sida ou ébola par l’Occident pour décimer la population africaine et pour le profit de l’industrie pharmaceutique – ont donné lieu à une érudition intarissable, ce que le sociologue Gérald Bronner désigne par une « intimidation argumentative ». Les contre-experts du 9-11 convoquent tour à tour des chimistes, des spécialistes en explosif et en thermodynamie, des observateurs des mouvements boursiers, des connaisseurs implacables en géostratégie, des ingénieurs en aéronautique, des historiens, des juristes, etc. Paradoxalement, il y a chez le conspirationniste et ses suiveurs, l’angoisse d’être crédule : frustré de son incapacité à changer le réel, il croit pouvoir le dissoudre de façon magique en se focalisant sur une illusoire clef de voûte du mensonge dominant.
Retour à la réalité
« La crise consiste justement dans le fait que l’ancien monde se meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés. » Gramsci.
Faut-il déduire de ce qui précède qu’il faille laisser le monde dans l’état où on l’a trouvé et renoncer à s’opposer à ses perspectives totalitaires, notamment dans ses aspects technologiques et sécuritaires ? Bien au contraire ! Les phénomènes conspirationnistes posent la nécessité d’établir un cordon sanitaire avec ceux qui occultent les rapports de domination réels en cherchant à nous encombrer l’esprit de chimères, de confusions et de débris idéologiques. Cela implique du discernement et de ne pas succomber aux premiers discours prétendument « anti-système » venus, qui n’ont pour effet que de propager un faux esprit de dissidence aux effets tétanisants, la réactivation de boucs-émissaires désignés et, in fine, faire le jeu d’une oppression concurrente, régressive et autoritaire.
La suite du complot :
Test-Quiz : « Quel conspirationniste êtes-vous ? »