Mexique : Un État défaillant ?

Le massacre des étudiants d’Ayotzinapa, danse macabre à la mexicaine ou froide vérité d’un capitalisme extrême ? Un État qui brade systématiquement les richesses au nom de la libre entreprise ne peut qu’être investi et corrompu par le très entreprenant crime organisé.

La peau du visage et les yeux arrachés de Julio César Mondragón, écorché vif, sont devenus la métaphore sanglante d’un Mexique qui s’enfonce dans l’horreur. Le 26 septembre, la police municipale de la petite ville d’Iguala (état du Guerrero) a ouvert le feu sur des étudiants désarmés, tuant six personnes – dont Julio César. L’assaut a été mené en deux temps, à deux heures d’intervalle. Puis, la nuit est tombée sur l’identité des tueurs.

Par Rémi.

Ce soir-là, pas moins de quarante-trois normaliens de l’école rurale d’Ayotzinapa ont disparu dans la nature après avoir été embarqués dans des véhicules de police. Deux mois plus tard, personne ne sait avec certitude ce qu’ils sont devenus. L’attitude désinvolte des autorités scandalise. Le président de la République aura mis quatre jours à réagir. Le ministère de la Justice a tardé plus d’une semaine à s’emparer de l’affaire. Les soldats de la caserne située à quelques mètres des lieux de la fusillade n’ont pas bronché – pire, ils ont interdit aux jeunes de se réfugier dans l’enceinte. Pendant ce temps, leur chef, le colonel Aranda, spécialiste du renseignement militaire et de la lutte contre le narcotrafic, était convié à une sauterie pré-électorale organisée par l’épouse du maire, qui prétendait succéder à son mari à la tête de la ville. « Je n’ai rien entendu, à cette heure-là je dansais », déclarera l’édile, José Luis Abarca, deux jours avant de s’enfuir avec sa femme – dont les frères s’avèrent être des capos du cartel Guerreros Unidos… Le gouverneur de l’état a proposé d’indemniser les proches des disparus, juste avant qu’une foule en colère de profs, de parents et d’élèves ne mette le feu à son palais, puis au parlement local. Symptôme de la méfiance envers le pouvoir, les premières fouilles pour retrouver les cadavres des jeunes ont été menées par les membres d’une « police communautaire », regroupement armé sous contrôle populaire permettant aux villages de se défendre contre des délinquants souvent protégés par la police de l’État.

Le discours officiel cherche à réduire « le cas Iguala » à un fait-divers. Une trentaine de flics municipaux ont été arrêtés, ainsi que quelques sbires de la mafia, puis le maire et sa femme. Le gouverneur a été démis de ses fonctions. Les fusibles sautent les uns après les autres, mais tous les soupçons pointent en direction de l’État. Le maire d’Iguala, commerçant bijoutier devenu subitement riche, possédait un centre commercial construit sur un terrain appartenant à l’armée. Il a été accusé par un témoin rescapé d’avoir, au printemps 2013, fait enlever, puis tué de ses mains, le chef de l’opposition municipale – mais aucune enquête n’avait été diligentée jusque-là… Un mois après les faits, le procureur de la République a jeté en pâture à l’opinion trois paumés à la solde du cartel Guerreros Unidos, qui auraient avoué avoir exécuté puis incinéré les quarante-trois étudiants livrés par la police municipale. Au pied d’une décharge publique, un bûcher alimenté pendant plus de quinze heures sous une pluie battante aurait consumé jusqu’aux os et aux dents des victimes, puis les cendres dispersées dans une rivière… – un boulot de spécialistes. Des jeunes survivants contredisent cette version digne d’un mauvais feuilleton télévisé. « Qui sont les experts en disparition ? Les militaires  !  », déclare Omar, un normalien ayant échappé au massacre. « C’est l’État  ! », clamaient les centaines de milliers de manifestants qui ont déferlé le 20 novembre sur le palais présidentiel, à Mexico. Des députés d’opposition réclament une investigation sur l’attitude de l’armée ce jour-là. « Ce sont bien des policiers qui ont emmené nos enfants », ont lancé les proches au président de la République, livide. Une mère de disparu l’a dit tout haut  : « Si le crime organisé les avait enlevés, on aurait déjà retrouvé leurs corps. Mais c’est le gouvernement qui les a emportés, et c’est le gouvernement qui sait où ils se trouvent  !  » Un oncle de Julio César enfonçait le clou face caméra  : « C’est un crime d’État. »

Dans les années 1970, la sale guerre menée par l’armée mexicaine contre les guérillas surgies après le massacre – par l’armée – des étudiants du 2 octobre 19681 avait systématisé les rafles, les rapts, la torture, les corps jetés à la mer depuis des hélicoptères… Au Guerrero, où l’on a recensé plus de la moitié des centaines de disparitions et exécutions extra-judiciaires de cette époque-là – toutes restées impunies –, les deux chefs guérilleros les plus populaires étaient les instituteurs Lucio Cabañas et Genaro Vázquez, tout deux sortis de l’école d’Ayotzinapa. Héritage de la révolution mexicaine, les écoles normales rurales forment des fils et filles de paysans, mais les gouvernements successifs leur coupent de plus en plus les vivres. C’est pour exiger plus de moyens que les normaliens d’Ayotzinapa s’étaient rendus à Iguala le 26 septembre. Le 27 e bataillon d’Iguala est connu depuis les années 1970 pour les atrocités commises contre des civils. Encore en mars 2010, six jeunes ont disparu après être passés entre les mains des soldats. Omar, le normalien survivant, a témoigné de l’attitude menaçante de ceux-ci envers les étudiants fuyant la fusillade du 26 septembre  : «  Ils nous ont malmenés, insultés et menacés de disparition.2 »

En juin dernier, à Tlatlaya, l’armée a exhibé vingt-deux cadavres de supposés délinquants « morts lors d’un affrontement avec les soldats », mais, selon une survivante, exécutés sommairement. Le 27 novembre, onze corps décapités et calcinés ont été retrouvés dans un fossé près d’Ayotzinapa. Le narcotrafic et son corollaire institutionnel – baptisé « narco-État » – mettent en scène une version gore de la stratégie du choc. Près de 67 % des municipalités mexicaines seraient infiltrées par le narco-trafic. Le Guerrero n’est plus seulement un lieu de transit pour la cocaïne sud-américaine, mais produit aussi du cannabis et du pavot – plus de 60 % des 325 tonnes d’opium exportées annuellement du Mexique selon les estimations de l’ONU. Les paysans des montagnes indigènes, affamés par les politiques ultralibérales, sont souvent recrutés par les trafiquants. Le cartel ­Guerreros Unidos fournirait en stupéfiants toute la ville de Chicago.

José Mújica, président de l’Uruguay, a déclaré que le Mexique ressemblait de plus en plus à un État « failli » (failed state en anglais), comme la Colombie, la Somalie, l’Irak… – et le Mexique est bien placé pour savoir que son voisin du nord a toujours des vues sur ce genre d’État en déliquescence. Washington propose son aide dans l’investigation du crime, mais c’est le marché US de la drogue – comme celui des armes – qui sert de carburant à cet incendie. Vendredi 28 novembre, le télégénique président Peña Nieto a osé récupérer le slogan des manifestants  : « Nous sommes tous Ayotzinapa  ! » Avec à ses côtés le chef des armées, il a également menacé d’utiliser la force contre ceux qui protestent3. Sur le terrain, la « guerre au narco » initiée par son prédécesseur, Felipe Calderón, fait des dizaines de milliers de victimes. Le « narco-État » est un système où l’intérêt privé, mafieux ou non, cherche à briser tout lien social autonome – dynamique à l’œuvre partout dans le monde, mais ici poussée à l’extrême. Cependant, au pays des zapatistes, de la commune d’Oaxaca, des luttes de pêcheurs et paysans zapotèques contre les parcs éoliens, des polices et de la justice communautaires et des traditions assembléistes indigènes, la question sociale, elle, n’est pas défaillante.


1 Lire Elena Poniatowska, La Nuit de Tlatelolco, Histoire orale d’un massacre d’État, éditions CMDE, 2014.

2 Quelques jours après les faits, une « narco-banderole » apparut accrochée aux grilles de la faculté de Chilpancingo, à deux pas d’une caserne, où un certain El Gil, seconde gachette des Guerreros Unidos, accusait nommément deux officiers du 27 e bataillon d’Iguala d’avoir participé à la disparition des étudiants. Lire à ce propos Luis Hernández Navarro, « La matanza de Iguala y el ejército », sur le site : www.jornada.unam.mx

3 Cette menace a été mise en pratique par les militaires qui, le 28 novembre, ont pénétré sur le campus de Coahuila à la recherche d’activistes pro-Ayotzinapa. Le 14 novembre, des policiers en civil avaient blessé par balle un étudiant à Mexico.

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