« Moi de mon plein gré et accord déclare et jure solennellement que je ne révélerai jamais à quiconque quoi que ce soit susceptible d’entraîner la découverte de ce serment […] sous peine d’être expédié hors de ce monde par le premier frère qui me rencontrera. De plus je jure que je punirai de mort tout traître s’il s’en trouvait un parmi nous, je le poursuivrai sans fin de ma vengeance… Que Dieu m’aide à rester fidèle à mon serment. Amen ! » En ce début de XIX e siècle, à la nuit tombée, des centaines de tondeurs de draps, tisserands sur coton et tricoteurs sur métier du Nord de l’Angleterre se réunissent et prêtent serment. Leur objectif : détruire les métiers mécaniques qui se multiplient et menacent de ruiner tous ces artisans du textile. Leur chef, réel ou mythique, s’appelle Ned Ludd, et les luddites promènent fréquemment un mannequin à son effigie lors des multiples attaques qu’ils mènent, à partir de 1811, contre les nouvelles manufactures du Nottinghamshire, puis du Yorkshire, Derbyshire et Lancashire. La soldatesque n’arrive pas à stopper le mouvement.
Gros manufacturiers et responsables de l’ordre public décident alors de rémunérer des indicateurs, faux ou ex-luddites, pour capturer les destructeurs de fabriques. Dans le nord de Manchester, le colonel et magistrat Ralph Fletcher dispose, depuis de nombreuses années, d’un important réseau d’espions destiné à neutraliser les éléments subversifs. Au mois de mars 1812, il engage un dénommé John Stones, qui crée rapidement un groupe luddite à Bolton. Le 5 avril, lors d’un rassemblement des « comités secrets », Stones propose d’attaquer la manufacture de Westhoughton, proche de Manchester. La proposition laisse presque toute l’assistance de marbre – mais quelques participants expriment leur accord. L’espion rassemble ces derniers en leur affirmant qu’une centaine de complices vont les rejoindre : le raid est fixé au 19 avril. Il parcourt les pubs alentour, paie moult tournées, et fait prêter serment à une cinquantaine de personnes. À la date prévue, une vingtaine d’hommes se rassemblent, vite rejoints par une douzaine d’autres, armés de pistolets et les visages noircis de suie. Certains souhaitent discuter, mais Stones coupe court : on est là pour agir. Scission : seuls les visages noirs partent incendier la manufacture. Mais, au lieu de rendez-vous convenu, où la petite troupe devait retrouver une centaine d’assaillants : personne. On convient du repli. Sur le chemin du retour, la milice en alerte arrête les hommes masqués, qui avouent être tous, en fait, des agents de Fletcher…
La puissance des liens communautaires, formalisée par le prêt du serment, aura garanti l’étanchéité des groupes de luddites. Dorénavant, ce sera par la terreur et l’application de la peine de mort que les manufacturiers épuiseront puis réduiront le mouvement.
À lire :
Kirkpatrick Sale, La Révolte luddite – Briseurs de machines à l’ère de l’industrialisation, éditions L’Échappée, 2006.
E. P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, Gallimard-Le Seuil, 1988.