Livres : Emilio Lussu, un homme contre
Né en 1890 en Sardaigne dans une famille aisée et mort à Rome en 1975, Emilio Lussu est le fondateur du Parti d’action sarde en 1919 – une formation démocratique et républicaine qui revendique l’autonomie de la Sardaigne. Élu député de 1921 à 1924, il devient un opposant actif de la première heure au fascisme. Arrêté en 1926 et condamné à la relégation aux îles Lipari, il s’en évade en juillet 1929 en compagnie de Francesco Fausto Nitti (1899-1974) et de Carlo Rosselli (1899-1937), avec lesquels il fonde peu après le mouvement antifasciste Giustizia e Libertà à Paris.
Écrit à chaud et publié la même année, La Chaîne relate cette évasion, mais que le lecteur ne s’attende pas à trouver un récit haletant et spectaculaire. Rompu sa vie durant aux règles de la clandestinité, Lussu ne voulait et ne pouvait compromettre ceux qui l’avaient aidé à s’évader par des révélations hasardeuses. Il n’était pas non plus homme à prendre la pose du héros ; il savait trop le prix des sacrifices de son engagement. Ce livre constitue avant tout un témoignage accablant non dénué d’un humour souvent très noir sur la situation de l’Italie sous le fascisme. Il annonce La Marche sur Rome et autres lieux qu’il écrira, quelques années plus tard, en s’attachant aux origines et aux toutes premières années du régime mussolinien. Livre de combat et de dénonciation, en particulier du tribunal spécial pour la défense de l’État fasciste, La Chaîne décrit dans le détail l’arsenal répressif des lois promulguées par le gouvernement de Mussolini. Il relate ensuite la vie quotidienne des relégués et des déportés politiques en résidence surveillée sur l’île de Lipari et leurs tentatives d’évasion ratées, jusqu’à la dernière, réussie – une véritable gifle pour le régime fasciste qui voit des opposants de premier plan s’enfuir de leur lieu de réclusion, particulièrement surveillé, et reprendre aussitôt le combat pour le démasquer devant l’opinion internationale.
Le Sanglier du diable est d’une tout autre facture puisqu’il s’agit de l’évocation d’une partie de chasse durant sa jeunesse en Sardaigne. À chaque page y affleure la nostalgie moins de ses jeunes années que d’une société traditionnelle qui, malgré la dureté de ses règles, donnait un sens aux moindres actions des bêtes comme des gens, où une chasse se transformait en rencontre avec le diable, symbole du mal qui demeure en chacun et de la tragédie d’une existence mortelle. Rétrospectivement, Lussu avait le sentiment d’y vivre « les derniers soubresauts d’une communauté patriarcale, sans classe ni État ». « L’ordre public, ajoutait-il, était l’ordre traditionnel du village, garanti par la libre association de paysans bergers qui avaient confié au conseil des anciens le devoir de réguler les rapports internes du territoire… » Ainsi, « les jardins, les petits enclos autour des villages, les bandes de vigne et les rares zones semées étaient mieux protégés qu’ils ne le furent jamais par les lois du royaume sarde ou de l’État national, monarchique ou républicain. »
Jusqu’à présent, Emilio Lussu était seulement connu en France pour deux livres : un roman autobiographique sur la Première Guerre mondiale, Les Hommes contre (titre original : Un anno sull’altipiano, 1938), adapté au cinéma en 1970 par Francesco Rosi, et La Marche sur Rome et autres lieux (1933), un témoignage de premier plan, devenu classique, sur la montée du fascisme en Italie jusqu’à sa prise du pouvoir. La publication simultanée de ces deux livres permet de mieux cerner l’homme et l’écrivain. Il apparaît que Lussu est un homme de l’entre-deux qui a connu les derniers vestiges d’une société de libre association sans qu’elle soit remplacée par une civilisation nouvelle. Dans cette fracture est venue s’engouffrer le fascisme. La Chaîne intéressera les lecteurs de La Marche sur Rome… et tous ceux qui désirent mieux connaître l’histoire de l’opposition au fascisme italien, tandis que Le Sanglier du diable, outre ses indéniables qualités littéraires, dévoile, aux détours d’une simple anecdote, ce qui faisait la valeur humaine des sociétés traditionnelles, sans les idéaliser ni penser qu’un pur et simple retour en arrière était possible.
Cet article a été publié dans
CQFD n°132 (mai 2015)
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Paru dans CQFD n°132 (mai 2015)
Dans la rubrique Culture
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Mis en ligne le 26.06.2015
Dans CQFD n°132 (mai 2015)
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