Choisir son camp adverse

La Fraternité de nos ruines

Le 12 novembre 1949, il y a soixante-dix ans, Le Figaro littéraire publiait un « appel des anciens déportés des camps nazis » pour venir « au secours » des déportés dans les camps soviétiques...
D.R.

Le 12 novembre 1949, Le Figaro littéraire publie un « appel des anciens déportés des camps nazis » pour venir « au secours » des déportés dans les camps soviétiques. Il s’agit d’accorder à ces derniers « la fraternité ancienne de nos ruines », de comprendre la radicale nouveauté des régimes basés sur un système concentrationnaire et de l’éclairer du point de vue de ses victimes pour le faire reculer. En effet, « il n’y a pas pire crime que celui qui consiste à organiser des camps ».

Il est signé par David Rousset (1912-1997), ancien dirigeant trotskiste arrêté en octobre 1943 avec d’autres militants engagés dans un travail clandestin de propagande antihitlérienne auprès des soldats de la Wehrmacht en France. Emprisonné et torturé à Fresnes, il est ensuite déporté (Buchenwald, Porta Westphalica et Neuengamme). Rapatrié en 1945, il écrit L’Univers concentrationnaire (prix Renaudot 1946) et Les Jours de notre mort (1947), tous deux sur les camps nazis.

Dès la parution de son appel, Rousset est abandonné par la quasi-totalité de l’intelligentsia de gauche, calomnié et injurié par les partisans de l’URSS, alors hégémoniques à gauche. Rousset attaque en justice Les Lettres françaises, un hebdomadaire communiste – ou plutôt stalinien – dont le rédacteur en chef l’accusait d’avoir « inventé » les camps soviétiques qui n’étaient que des sortes de colonies de vacances destinées à réinsérer les délinquants et les – vils – ennemis du régime dans les conditions paradisiaques de « l’humanisme socialiste ». Pas moins ! Quant à l’accusation de « faire le jeu de la droite », Rousset y répondait d’une manière imparable : « qui donc est responsable : celui qui dénonce les camps ou ceux qui les font ? […] Si nous [ne réglons pas cela sur la place publique], nous n’aurons plus le droit de dénoncer la “réaction”, qui le fera. ? »

En 1951, il fondera avec d’anciens déportés la Commission internationale contre le régime concentrationnaire qui enquêtera aussi bien sur l’URSS que sur les régimes autoritaires (Espagne, Grèce), les pratiques répressives dans les colonies françaises (Algérie, Tunisie), et sur le goulag chinois – le laogaï. Ces écrits inédits1, ces articles de presse et ces lettres de Rousset interrogent cette comparaison sacrilège entre les systèmes concentrationnaires nazi et soviétique, qui n’a pas encore été menée à son terme.

Les travaux pionniers de Rousset et de ses pairs n’empêcheront pas les Alain Peyrefitte et Philippe Sollers de tomber béats d’admiration devant la Chine de Mao, ni la majorité de l’intelligentsia d’attendre la publication de L’Archipel du Goulag (1974) pour « découvrir » les camps soviétiques. David Rousset était alors bien oublié et, loin de revenir à des travaux pionniers comme les siens, l’on eut alors droit aux « nouveaux philosophes » et aux élucubrations spectaculaires de ceux qui sont toujours du bon côté du manche…

Face aux problèmes du monde d’aujourd’hui, cela a-t-il vraiment changé ? On aimerait pouvoir dire que la lucidité s’est accrue, mais en est-on tout à fait sûr ?

Charles Jacquier

1 David Rousset, La Fraternité de nos ruines (Écrits sur la violence concentrationnaire 1945-1970), Fayard, Paris, 2016, 394 p., 22 euros.

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