Les arrestations du 8 décembre 2020 avaient été spectaculaires, les chefs d’inculpations lourds – « association de malfaiteurs terroriste » – et l’objectif, clair : semer la peur dans les milieux militants de gauche [1]. Qu’importe le flou du dossier et les moyens démesurés : après le fiasco de « l’affaire Tarnac » [2], il fallait frapper fort [3]. Sur les neuf personnes arrêtées, qui ne se connaissaient pas forcément, cinq ont été incarcéré·es préventivement pendant 4 à 16 mois [4]. Peu avant leur procès, qui se déroule en ce moment à Paris et jusqu’au 27 octobre, Svink, Klo et William nous ont raconté les violences subies depuis près de trois ans par les inculpé·es et leurs proches. La parole est à la défense.
[|Svink, 39 ans, 11 mois de détention :|]
« Ils ont débarqué tôt le matin, discrètement, sans défoncer la porte qui n’était pas fermée à clé. On pensait à des cambrioleurs mais, quand je suis descendu à l’étage, à peine réveillé, des mecs cagoulés m’ont braqué avec leurs fusils d’assaut. Ils m’ont jeté à terre, tiré par les cheveux en criant : “Pas bouger, au sol !” C’était traumatisant mais, en discutant avec d’autres détenus, j’ai réalisé que ces arrestations violentes étaient communes. J’ai passé 96 heures en garde à vue (GAV) dans les locaux de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), avant d’être emmené directement en détention préventive.
Le premier mois, je n’ai pas pu communiquer avec Klo, ma compagne. Quand j’ai eu le droit de lui écrire, je ne recevais pas ses lettres. J’ai commencé à péter les plombs en me disant “elle me parle plus, elle m’a quitté”. J’ai chialé comme une madeleine quand j’ai reçu des vêtements de sa part.
Les deux premiers mois ont été très durs. C’était en période Covid, il y avait que dalle comme activité, donc t’es vraiment 22 heures sur 24 dans ta cellule. Et à cause de mon statut de détenu particulièrement signalé (DPS), j’avais pas le droit de travailler. Après quatre mois, on m’a muté dans le pire bâtiment de Fleury-Mérogis. Et là, ça a été la redescente en enfer. Le chef parloir me l’a dit droit dans les yeux : “Les gars comme toi, on aime bien les tester à leur arrivée.” J’ai pris cher physiquement. J’avais un problème au genou qui n’a pas été soigné et s’est aggravé, j’ai perdu beaucoup de poids. Côté thunes, Klo me versait 200 euros par mois, mais 150 euros partaient dans la cabine téléphonique.
« Quand tu as été surveillé pendant des mois, tu ne vis plus de la même manière, tu vois des flics infiltrés partout »
Je suis sorti au bout de 11 mois. J’ai eu la chance d’être soutenu et de trouver un travail rapidement, mais j’étais incapable de me projeter dans le futur. Quand tu as été surveillé pendant des mois, tu ne vis plus de la même manière, tu vois des flics infiltrés partout. Tu t’autocensures dans ta vie de tous les jours, tu te mets à chercher tes mots en te disant que t’es pas à l’abri d’être sur écoute et que tes propos soient détournés. Des TOC (troubles obsessionnels compulsifs) me sont restés de la prison. Pendant des mois, j’ai continué à faire des pompes matin, midi et soir, à manger dans un bol pour gérer ma quantité de bouffe… et à l’approche du procès, mes TOC reviennent. »
[|Klo, 37 ans, relâchée sans suite|]
« J’ai vécu l’arrestation comme quelque chose de vraiment traumatisant. Des robocops cagoulés et surarmés débarquent chez toi, te mettent une sorte de camisole de force pour t’empêcher de bouger, et une cagoule blanche sans trous sur la tête pour t’empêcher de voir… J’ai été relâchée après 96 heures de GAV. Pendant des semaines, je sursautais à la moindre sirène ou portière qui claquait en me disant “ça y est, c’est pour moi”.
Comme beaucoup de mères, de sœurs et de conjointes de détenus, j’ai dû apprendre à vivre sans l’autre tout en organisant ma vie quotidienne autour de la prison. J’y pensais H24. Svink n’avait qu’une heure de téléphone par jour, c’était hyper important que je sois disponible. Mais j’ai continué à travailler, je devais assumer seule toutes les charges du foyer. À côté de ça, il fallait organiser les parloirs hebdomadaires, lui amener des affaires (fringues, livres, CD…) et tenter d’être un soutien non-stop. Les parloirs ne duraient que 45 minutes mais, entre les trajets, les 2 heures d’attente et le reste, cela me bloquait la journée.
« J’ai dû apprendre à vivre sans l’autre tout en organisant ma vie quotidienne autour de la prison »
L’instruction a été très violente et intrusive. Le contrôle judiciaire l’oblige à pointer régulièrement et limite nos déplacements. T’es dehors mais t’es quand même enfermé et tu deviens parano. Ils nous ont ressorti des conversations intimes où une simple engueulade de couple est détournée pour l’enquête. Pendant les parloirs ou les téléphones, on était sur écoute, alors tu dois faire gaffe à ce que tu dis, ne pas t’énerver, peser tes mots… Les mois qui ont suivi, c’était comme ça dans toutes mes interactions avec mes ami·es. Iels flippaient d’être surveillé·es, on parlait à demi-mot.
Même si j’ai eu du soutien autour de moi, cette histoire a fait beaucoup de dégâts. J’ai souvent l’impression d’être déconnectée de mes cercles d’ami·es. T’as pas envie de plomber l’ambiance, mais tu n’as que ça en tête. Avant j’allais souvent en manif, mais il m’a fallu un an et demi pour oser y retourner, ça m’angoissait trop d’être entourée de flics. L’approche du procès est hyper angoissante, on sait pas à quelle sauce on va être mangé·es et on n’a plus aucune confiance dans la justice française. »
[|William, 34 ans, 4 mois et demi de détention|]
« Mon arrestation n’a pas été aussi violente que celle des autres. Mais dans les locaux de la DGSI, c’était une autre histoire. Mon avocate commise d’office m’a tout de suite dit : “Ici c’est l’enfer, demande l’heure et la date à toutes les personnes que tu croises pour ne pas perdre le sens des réalités.” Pendant quatre jours, le temps s’arrête, t’es coupé du monde, tu ne sais pas s’il fait jour ou nuit, quelle heure il est. Il fait vraiment froid dans leurs cellules pour que tu grilles des calories et, comme la bouffe dégueu est en quantité insuffisante, tu t’affaiblis et ton cerveau en prend un coup. Je ne saurais pas dire combien il y avait d’interrogatoires par jour, ils duraient entre 2 h 30 et 4 heures, à te faire travailler sur des détails que t’as pas en mémoire, à te faire gober ce qu’ils veulent. Le reste du temps, t’es en cellule, t’as rien et t’attends que la porte s’ouvre… Le plus dur a été la mort de mon grand-père. Il avait un diabète grave et les médecins ont décidé d’arrêter le traitement. J’essayais de l’avoir au téléphone le plus souvent possible, mais je n’ai pas pu aller le voir. Il comprenait pas que j’étais pas là alors qu’il allait mourir. Je n’ai pas pu aller à son enterrement. Des dérogations existent, mais elles sont rarement acceptées, sauf si tu t’appelles Balkany. Et t’imagines aller au cimetière menotté, entouré de flics, au milieu de toute la famille en deuil ?
« Ici c’est l’enfer, demande l’heure et la date à toutes les personnes que tu croises pour ne pas perdre le sens des réalités »
En sortant, j’ai tout de suite trouvé un travail chez des paysans qui m’ont accueilli dans le Tarn – merci à eux – mais un décalage aussi rapide était compliqué à encaisser. Je voyais la DGSI partout. Toutes les semaines, une patrouille passait en voiture devant chez moi, en roulant au pas et en accélérant dès qu’ils croyaient être repérés. Avec le temps, ils se sont lassés parce qu’ils savent que ça sert à rien… Ils passaient le vendredi à 17 h avant leur week-end, c’était absurde. Au bout de deux ans, le contrôle judiciaire s’est un peu desserré et j’ai pu voir un des autres inculpés qui est aussi mon meilleur ami. Le procès ? Quand je suis sorti de taule, la lieutenante de mon bâtiment m’a fait sa petite morale et a ajouté : “Faites attention à vous, votre affaire c’est le match retour de Tarnac.” »
[/Propos recueillis par Jonas Schnyder /]