Chaînes d’intox
Lampedusa : la croisade médiatique
Quelle citation choisir pour illustrer la violence du traitement médiatique réservé à la situation à Lampedusa ? Dur de trancher, tant les délires xénophobes ont prospéré pour commenter les images des navires déposant les exilés. Le charognard Zemmour a profité de l’occasion pour sortir sa rengaine puante sur BFM : « Ça ne s’appelle pas une immigration, pas même une submersion, ça s’appelle une invasion. » L’essayiste réac Guillaume Bigot a quant à lui tartiné le même champ sémantique sur CNews : « Quand vous forcez la porte et rentrez de force, c’est une invasion. » La pseudo-journaliste Caroline Fourest a professé sur LCI que « tout l’enjeu c’est comment trier avant que les gens se noient », avant d’expliquer que les souffrances vécues par les personnes exilées dans leur voyage les rendent dangereuses, donc inaptes à être accueillies. Sur cette lancée, des chaînes d’info en continu à Sud Radio, une ribambelle de têtes d’enclume ignares ont disserté doctement sur l’imaginaire « appel d’air »1 que provoquerait toute politique d’accueil, même modérée. Effet de meute.
Une ribambelle de têtes d’enclume ignares ont disserté doctement sur l’imaginaire « appel d’air » que provoquerait toute politique d’accueil.
On pourrait multiplier les exemples nauséabonds, mais arrêtons-nous à ce constat : le traitement médiatique de cet épisode a été proprement délirant, même à l’aune d’un paysage politico-médiatique virant au rance foncé. Dans une émission d’Arrêt sur images, la journaliste Kimberley Zambrano Lestieux résume ainsi l’approche dominante : « Quand on parle des migrants, on les représente à travers les mots ou les images comme des masses, des personnes qu’on ne peut pas identifier […]. On joue sur les peurs2. »
Dans cette même émission, l’ex-sauveteur en mer Antoine Laurent explique que l’extrême droite détient désormais le « monopole du débat sur les migrations », tandis qu’« en face il n’y a personne ». Son constat : « On est en guerre politique. » Une guerre que tous ceux qui parlent d’« invasion », à rebours même des chiffres3, ont clairement entérinée. Car il s’agit bien d’une stratégie qui s’inscrit dans une tradition sémantique vieille comme l’extrême droite. Quand Pascal Praud évoque le 29 septembre sur CNews l’essor des punaises de lit en l’associant à l’hygiène prétendument défaillante des exilés, il ne fait que paraphraser l’écrivain royaliste Charles Maurras qui, en 1920, déclarait : « L’effroyable vermine des Juifs d’Orient apporte les poux, la peste, le typhus. » Plus récemment, Gérard Collomb, alors ministre de l’Intérieur, évoquait en 2017 les exilés « enkystés » à Calais et les « abcès de fixation » qu’ils provoquaient.
Cette vision des migrations comme submersion par des corps chargés de vermine est au cœur du roman Le Camp des saints (1973), livre de chevet de Marine Le Pen. Son auteur Jean Raspail y postule « l’incompatibilité des races lorsqu’elles se partagent un même milieu ambiant ». Du miel pour l’ex-patronne du RN, qui affichait son enthousiasme sur Twitter en septembre 2015 : « Aujourd’hui, c’est une submersion migratoire. J’invite les Français à lire ou relire Le Camp des Saints. » La même Le Pen avait déjà raconté à Libération posséder un tirage original et dédicacé par l’auteur du livre, dont elle jugeait le contenu « visionnaire » et même chargé « d’une acuité et d’une modernité incroyable »4.
Son propos ? Putride. Le roman relate l’arrivée sur les rivages français d’un million d’exilés issus du sous-continent indien, entérinant la fin d’une civilisation incapable de mettre à mort ceux qui « couvriront de caca votre terrasse et s’essuieront les mains aux livres de votre bibliothèque ». Morceau choisi : « Les bateaux se vidaient de toute part comme une baignoire qui déborde. Le tiers monde dégoulinait et l’Occident lui servait d’égout. » Ou encore, cette incitation au génocide : « Nous sommes en état, dans la mesure où nous le voulons, de repousser l’envahissement et d’anéantir l’envahisseur. À la seule condition, évidemment, de tuer avec ou sans remords un million de malheureux. »
C’est cette vision de l’exilé comme envahisseur à repousser, voire exterminer, qui anime depuis des décennies l’extrême droite – sa diffusion à tout vent n’en est que plus problématique.
Déjà à l’approche de la présidentielle 2022 et dans la lignée d’une lente intoxication médiatique, les langues brunes se déliaient, donnant le la d’une campagne affligeante, animée notamment par le toxique Zemmour. Éric Ciotti affirmait ainsi le 14 novembre 2021 sur BFM que pour ce scrutin, l’immigration est la préoccupation principale des Français. Ce type de mensonge5 à vocation de prophétie auto-réalisatrice permet d’enclencher la machine médiatique, en particulier sur BFM, CNews ou LCI, en mode piliers de comptoir. Cela n’est pas sans effets. BFM claironnait ainsi récemment ce chiffre effrayant : « Migrants à Lampedusa, 65 % des Français opposés à leur accueil dans l’Hexagone »6. Pas vraiment étonnant après une telle campagne.
Rappel : il est foncièrement absurde d’inviter Nadine Morano plutôt qu’un exilé ou une chercheuse spécialisée dans les questions migratoires à parler de la situation à Lampedusa. Autant convier une huître à causer Formule 1. Mais il faut du spectacle, du clash, du saignant. C’est ainsi que Marion Maréchal a pu bénéficier d’une ahurissante interview à Lampedusa où, comble de l’appropriation médiatique, elle tenait elle-même le micro de BFM7. Ainsi se perpétue la course à l’échalote raciste, parfois jusqu’au délire, à l’image du président LR des Alpes-Maritimes qui évoquait récemment une « vague submersive colossale ». « Des représentants politiques partent en croisade, écrivent Marie Bassi et Camille Schmoll. Pour accroître leur capital électoral, ils utilisent une rhétorique guerrière […]. Les élections européennes approchent, c’est pour eux l’occasion de doubler par la droite de potentiels concurrents8. »
Autant convier une huître à causer Formule 1.
Alors que les vautours sont de sortie, il y a cependant des aspects positifs dans les événements de la mi-septembre. Rappelons que les personnes arrivées ont échappé à la noyade ou au refoulement en Libye. L’événement a aussi permis de contrecarrer les processus d’invisibilisation, sur cette minuscule île-prison de 20 km2 où les exilés ne voient d’habitude que le hotspot où ils sont enfermés avant leur transfert9. Débordées, les autorités ont dû se résoudre à laisser les saute-frontières arpenter les rues de la petite ville. Les réseaux sociaux ont relayé des vidéos de danses endiablées mêlant nouveaux venus et habitants. Jusqu’à certains commerces qui ont participé à la fête, des restaurateurs offrant de la nourriture et des touristes payant des repas. Une fissure humaine dans la forteresse, ainsi résumée sur Twitter par David Yambio, porte-parole libyen de l’association Refugees in Libya et poète à ses heures : « Dans la musique et la danse, ils se sont fait un foyer/[…] Un flot d’âmes, sur le rivage de Lampedusa. »
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1 « Sur fond d’espionnite, les incroyables dérives de l’enquête contre la mouvance écologiste », Mediapart (29/09/2023).
2 « Liberté de la presse : Macron contre “ceux qui se battent pour écrire la vérité” », Mediapart (20/09/2023).
3 Un bouquin conseillé sur le sujet, qui remet les pendules à l’heure : « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde » – En finir avec une sentence de mort de Pierre Tevanian et Jean-Charles Stevens (Anamosa, 2022).
4 « L’un des livres favoris de Marine Le Pen décrit une apocalypse migratoire », Libération (16/09/2015).
5 Quelques jours plus tôt, un sondage révélait que cette question se trouvait en troisième position.
6 BFM (20/09/2023). Notons cependant que ce chiffre est à relativiser au regard des questions orientées posées aux personnes sondées.
7 Lire « Marion Maréchal en (publi)reportage à Lampedusa pour BFMTV », Arrêt sur images (16/09/2023).
8 « “L’effet Lampedusa”, ou comment se fabriquent des politiques migratoires répressives », Libération (19/09/2023).
9 Lire « La disparition des personnes exilées à Lampedusa », La Disparition, n°19, décembre 2022.
Cet article a été publié dans
CQFD n°223 (octobre 2023)
Ce numéro 223 inaugure notre nouvelle formule et n’a pas de dossier thématique. Ceci dit, plusieurs articles renvoient à un même thème, celui d’une France embourbée dans ses vieux démons. On y refait l’histoire de la stigmatisation du voile à l’école, on y raconte comment la parole xénophobe la plus crasse s’est libérée autour des arrivées à Lampedusa, on y parle de squats expulsés et d’anti-terrorisme devenu fou... Bref, on passe la France au scalpel et ça pue pas mal. Heureusement tout un tas de chouettes chroniques et recensions viennent remonter le moral !
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Paru dans CQFD n°223 (octobre 2023)
Dans la rubrique Histoires de saute-frontières
Par
Illustré par Colloghan, Rémy Cattelain
Mis en ligne le 06.10.2023
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