Lettres de Libre Flot
« Ce sont mes opinions politiques qu’on essaie de criminaliser »
Au matin du 8 décembre 2020, le Raid et la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) perquisitionnent aux quatre coins de la France. Neuf personnes sont arrêtées. Après 96 heures de garde à vue au siège de la DGSI, sept d’entre elles sont mises en examen pour « association de malfaiteurs à caractère terroriste en vue de la préparation d’un crime d’atteinte aux personnes dépositaires de l’autorité publique ». Ce qu’on leur reproche : en gros, avoir constitué un groupe « d’ultra-gauche » prêt à mettre le pays à feu et à sang. Pour le « groupe », on repassera : certain·es des inculpé·es ne se connaissaient même pas ; le reste du dossier est à l’avenant1. La répression n’en suit pas moins son cours. Féroce.
Sur les sept mis·es en examen, cinq sont placé·es en détention provisoire sous le statut de détenu·e particulièrement signalé·e (DPS). Quatre sont libéré·es sous contrôle judiciaire dans les mois qui suivent. Ne reste que Florian D., dit Libre Flot, que la police fantasme en « leader charismatique » du groupe du fait de son engagement auprès des combattant·es kurdes du Rojava, en lutte contre Daech2. Incarcéré au centre pénitentiaire de Bois-d’Arcy (Yvelines), il est placé à l’isolement. Le 27 février dernier, après le refus d’une énième demande de remise en liberté, il entame une grève de la faim. Le 24 mars, devant la dégradation de son état, son isolement est levé. Trop tard pour entamer sa détermination : ce sera la liberté ou rien. Le 7 avril, il est transféré à l’hôpital de Villejuif (Val-de-Marne), d’où il sortira, sous contrôle judiciaire strict dans l’attente de son procès.
Les lettres envoyées de prison par Libre Flot sont autant de témoignages de la répression politique dans la France d’aujourd’hui, de l’arbitraire des procédures et de la « torture blanche » de l’isolement. On en publie ici quelques extraits3. ■
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« Cela fait plus de quatorze mois que la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure) m’a expliqué que je n’étais pas arrêté pour ce qu’elle voulait me faire croire, à savoir mon engagement auprès des forces kurdes contre Daech au Rojava.
Cela fait plus de quatorze mois que rien ne valide la thèse élaborée de toutes pièces par la DGSI alors même que pendant au moins dix mois, j’ai été suivi, tracé, sur écoutes 24 heures sur 24 dans mon véhicule, mon lieu de vie, espionné jusque dans mon lit.
Cela fait plus de quatorze mois que je comprends que ce sont mes opinions politiques et ma participation aux forces kurdes des YPG dans la lutte contre Daech qu’on essaie de criminaliser.
Cela fait plus de quatorze mois qu’on reproche une association de malfaiteurs à sept personnes qui ne se connaissent même pas toutes les unes les autres.
Cela fait plus de quatorze mois à répondre aux questions d’un juge d’instruction utilisant les mêmes techniques tortueuses que la DGSI : la manipulation, la décontextualisation, l’omission et l’invention de propos et de faits afin de tenter d’influencer les réponses.
Cela fait plus de quatorze mois que je subis les provocations de ce même juge d’instruction qui, alors que je croupis dans les geôles de la République, se permet de me dire que cette affaire lui fait perdre son temps dans la lutte contre le terrorisme. Pire encore, il se permet la plus inacceptable des insultes en se référant aux barbares de l’État islamique comme étant mes “amis de chez Daech”. Bien que verbal, cela reste un acte inouï de violence. C’est inadmissible que ce juge s’octroie le droit de m’injurier au plus haut point, tente de me salir, et crache ainsi sur la mémoire de mes amis et camarades kurdes, arabes, assyrien·nes, turkmènes, arménien·nes, turc·ques et internationaux·les tombé·es dans la lutte contre cette organisation. J’en reste encore aujourd’hui scandalisé.
Cela fait plus de quatorze mois d’une instruction partiale où contrairement à son rôle, le juge d’instruction instruit uniquement à charge et jamais à décharge. Il ne prend pas en considération ce qui sort du scénario préétabli et ne sert qu’à valider une personnalité factice façonnée de A à Z par la DGSI qui, loin de me représenter, ne reflète que les fantasmes paranoïaques de cette police politique. Ainsi, je suis sans cesse présenté comme “leader charismatique” alors même que tout mode de fonctionnement non horizontal est contraire à mes valeurs égalitaires.
Cela fait plus de quatorze mois que, sans jugement, on m’impose la détention dite “provisoire” que je subis dans les plus terribles conditions possibles : le régime d’isolement considéré comme de la “torture blanche” et un traitement inhumain ou dégradant par plusieurs instances des droits humains.
Cela fait plus de quatorze mois que je suis enterré vivant dans une solitude infernale et permanente sans avoir personne à qui parler, à juste pouvoir contempler le délabrement de mes capacités intellectuelles et la dégradation de mon état physique, et ce sans avoir accès à un suivi psychologique.
Après avoir, sous des airs faussement neutres, fourni à l’administra tion pénitentiaire des arguments fallacieux pour s’assurer de mon maintien à l’isolement, le juge d’instruction demande le rejet de ma demande de mise en liberté, tout comme le parquet national antiterroriste (PNAT). Pour ce faire, ils reprennent presque en copié/collé le rapport de la DGSI du 7 février 2020, base de toute cette affaire dont nous ne savons pas d’où viennent les informations, et dont la véracité n’a pas été démontrée. On est en droit de se demander à quoi ont servi les écoutes, les surveillances, les sonorisations et ces deux ans d’enquête judiciaire et d’instruction, puisque sont occultés les faits qui démontrent la construction mensongère de la DGSI.
Le PNAT et le juge d’instruction n’ont de cesse d’essayer d’instiller la confusion et de créer l’amalgame avec des terroristes islamistes, alors même qu’ils savent pertinemment que j’ai combattu contre l’État islamique, notamment lors de la libération de Raqqa [Syrie], où avaient été planifiés les attentats du 13 novembre.
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Le juge d’instruction prétend craindre que j’informerais des personnes – imaginaires – de ma situation alors que celle-ci est publique, notamment parce que la DGSI ou le PNAT ont eux-mêmes fait fuiter l’information dès le premier jour. Il prétend ainsi empêcher toute pression sur les témoins, les victimes et leurs familles, alors même qu’il n’y a ni témoin ni victime, puisqu’il n’y a aucun acte. C’est ubuesque. […] Il aurait pu être comique dans d’autres circonstances de constater l’utilisation à charge de faits anodins comme jouir de mon droit à circuler librement en France et en Europe, de mon mode de vie, de mes opinions politiques, de mes pratiques sportives, de mes goûts pour le rap engagé ou les musiques kurdes.
Le juge d’instruction s’en prend à ma mère en la désignant comme n’étant pas une garantie valable pour la simple raison qu’elle n’a pas empêché son fils âgé de 33 ans à l’époque de rejoindre les forces kurdes des YPG dans la lutte contre Daech. […] Il lui reproche également l’utilisation d’applications cryptées (WhatsApp, Signal, Télégram...) qu’utilisent des millions de personnes en France. Enfin, il dénigre d’un bloc toutes les autres options de garanties (travail, hébergement...) sans rien avoir à leur reprocher, alors même que les personnels du Spip [service pénitentiaire d’insertion et de probation], dont c’est le métier, ont rendu un avis favorable.
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Comment alors comprendre qu’après avoir ordonné ces enquêtes de faisabilité signifiant la possibilité de me remettre en liberté avec bracelet électronique, le juge des libertés et de la détention malgré le rendu refuse ensuite de la mettre en place ? Nous sommes nombreux et nombreuses à constater que dans toute cette affaire la “justice” viole ses propres lois et est soumise à l’agenda politique de la DGSI.
J’ai récemment appris de la bouche même du directeur des détentions de la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy, que je remercie pour sa franchise, que mon placement et mon maintien à l’isolement étaient décidés depuis le premier jour par des personnes très haut placées, et que quoi que je dise ou que lui-même dise ou fasse, rien n’y fera, que cela le dépasse […].
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Puisque l’on cherche à criminaliser les militants et militantes ayant lutté avec les Kurdes contre Daech,
Puisque l’on utilise la détention soi-disant provisoire dans le but de punir des opinions politiques,
Puisque cette histoire n’existe qu’à des fins de manipulation politique,
Puisqu’aujourd’hui on ne me laisse comme perspective que la lente destruction de mon être,
Je me déclare en grève de la faim depuis le dimanche 27 février 2022 à 18 heures, je ne réclame à l’heure actuelle que ma mise en liberté en attendant de démontrer le côté calomnieux de cette honteuse accusation. »
« [...] De nouveaux symptômes apparaissent tandis que les anciens s’accentuent et empirent sans qu’on y prête attention. Lorsque l’on se rend compte qu’on a complètement oublié que deux de ses ami·es (co-inculpé·es) avaient été remis·es en liberté (sous contrainte judiciaire), alors que ce fut la seule bonne nouvelle depuis son enfermement… C’est un véritable électrochoc. Le cerveau commence sérieusement à dérailler. Les problèmes de concentration, les difficultés à construire sa pensée, l’hébétude, la perte de repères temporels, les maux de tête, les vertiges, tous ces symptômes [...], loin de disparaître avec le temps, se sont amplifiés et généralisés, ils sont devenus monnaie courante ou normalité. Mais à ceux-là, il faut en ajouter d’autres. [...]
La perte de mémoire, tellement à l’ouest, sans aucun échange avec les gens ni aucun stimuli, les choses ne s’impriment plus. Les informations lors des coups de fil, des parloirs, des lectures, rentrent et ressortent sans laisser de traces, ou à peine une vague sensation de quelque chose d’impalpable. [...]
En plus de cela, il y a les troubles visuels : il est désormais impossible de voir un sol droit, de niveau. Les sols penchent dans tous les sens en même temps, et jamais les mêmes. On pourrait s’amuser à essayer de deviner de quel côté irait une balle si on la posait au sol, aucun des côtés serait étonnant. [...]
La docteure m’a affirmé oralement que ce dont je me plaignais était causé par la condition d’isolement, que c’était normal dans cette situation et que ça passerait quand je sortirais, et ce sans toutefois me donner un certificat médical allant dans ce sens4… J’en déduis que tou·tes les isolé·es subissent les mêmes troubles et que ces souffrances sont banalisées. “C’est normal, ça passera.” C’est comme si on ne prenait pas en compte les graves atteintes physiques et mentales, comme si on me disait : “Tu souffres, on s’en fout, c’est pas grave.” Eh bien si, c’est grave, et quand bien même ça passerait à ma sortie, non, ce n’est pas normal de subir ça. [...]
Le moral évolue en dents de scie avec des moments de quasi-euphorie (ce qui n’est pas forcément rassurant) jusqu’à la démoralisation et une totale démotivation, et ce sans que rien ne se soit passé et que rien ne justifie ces sautes d’humeur. [...] Je reste encore impressionné de constater à quel point les conditions météorologiques influencent mon état mental (météo : dépression le long des côtes mais chaud à l’intérieur des terres…)
Pour tenir bon, je ne me tourne pas vers l’avenir, je n’imagine rien de positif de peur d’être déçu et de subir un ascenseur émotionnel. Pas d’espoir, pas de déception. Je ne me projette donc pas et vis au jour le jour, répétant inlassablement ma routine. Une routine rigoureuse entre entretien physique, développement intellectuel et apaisement psychologique me donnant un cadre, une prise sur moi-même. L’autodiscipline est la seule chose qui demeure quand plus rien d’autre ne reste. Une autre technique pour garder le sourire : se mentir éhontément sur sa situation. Une légère différence dans la nouvelle cellule ? Waouh ! Elle est trop géniale.
[...] En changeant de cellule, on s’aperçoit à quel point l’on doit réapprendre les sons. Inconsciemment, on intègre tous les sons de la coursive. Suivant la résonance des pas, les échos des voix, les roulements des chariots, le glissement des œilletons, le tintement des clés, les bips du portique de sécurité, les ouvertures et fermetures des portes, on devine ce qui s’y passe. Il est alors possible d’anticiper le moment où les surveillant·es arrivent à sa porte. [...] Ne pas être surpris signifie anticiper le bruit ultra sec et brutal des loquets et verrous. Se faire surprendre par ce son fait sursauter, donne un coup au cœur, une montée de stress, et ce sans raison, c’est biologique ; animal, dirais-je. [...]
Ces contrôles s’effectuent toutes les deux heures environ, jour et nuit. Durant la journée, il faut donner signe de vie, sinon ça cogne à la porte, donc se réveiller si c’est le moment sieste. La nuit, le contrôle est accompagné inévitablement de l’allumage des lumières – d’une durée plus ou moins longue suivant son auteur·trice. Les nuits où je dors très bien, je ne suis réveillé qu’une fois, sinon…
Le plus pernicieux dans l’isolement est de rendre le réel irréel. [...] Apprendre la mort d’un·e ami·e affecte d’une manière si perplexe qu’il est impossible de la définir clairement. Tant de sentiments surgissent en même temps, certains normaux : une tristesse profonde, le choc, l’incompréhension… Mais cela se mêle à un sentiment d’irréalité. [...] Une fois encore, les sentiments et les émotions sont, par une sorte de mécanisme de survie, bloqués, relégués à plus tard, à la sortie… Combien de ces événements ont-ils été amassés depuis le début de l’isolement ? Quel bagage émotionnel se trimballe-t-on ? Comment gérer lorsqu’on sortira ?
[...] La circulaire du 14 avril 2011 stipule, en résumé, que l’on ne peut être placé en isolement pour les faits que l’on nous reproche (ou pour lesquels quelqu’un·e a été condamné·e). La raison doit être un comportement dit “inadapté” ou “dangereux”. Malgré cela, la direction de la taule m’a imposé l’isolement pendant six mois puis sa prolongation, en disant très clairement qu’elle se basait uniquement sur les faits reprochés et qu’elle reconnaissait que mon comportement n’a posé aucun problème. Donc, sans aucune gêne, on bafoue les droits d’une personne et on lui applique la torture dite “blanche”… Tranquille ! [...] »
« À vous, volontaires internationalistes qui partez combattre en faveur de l’autodéfense de l’Ukraine,
L’actualité en Ukraine et les engagements individuels de certain·es résonnent étrangement avec les engagements des volontaires contre Daech. Je ne m’adresse pas aux militant·es d’extrême droite, aux idéologies basées sur la haine de l’autre, mais à vous, volontaires internationalistes qui partez combattre en faveur de l’autodéfense de l’Ukraine par amour de la vie.
À vous qui aujourd’hui êtes encensé·es par les médias et les politiques, sachez ceci : si vous êtes des militant·es politiques, vous êtes les potentiel·les terroristes de demain car, à votre retour, tout comme moi qui ai rejoint les Unités de protection du peuple (YPG) et combattu les barbares daechiens, cette expérience sera une épée de Damoclès que la DGSI et le gouvernement feront planer au-dessus de vos têtes. Vous serez sûrement épié·es et surveillé·es, toute votre vie pourra être redessinée, réécrite, réinterprétée et de simples blagues pourront devenir des éléments à charge lorsque ces institutions auront décidé de vous instrumentaliser pour répondre aux besoins de leur agenda politique.
Depuis le 27 février, je suis en grève de la faim pour que l’on cesse de me traiter comme les terroristes contre lesquels j’ai combattu et ce, dans l’indifférence des médias et des politiques, sous une chape de plomb semblable à une pierre tombale.
Je finirai par ces mots d’anarchistes ukrainien·nes : “Liberté aux peuples, mort aux empires !” »
1 Voir « Affaire du 8 décembre : récit d’une mise en examen pour association de malfaiteurs terroriste », LundiMatin (28/02/2022).
2 Sur la persécution des militants français partis au Rojava, voir l’article « Combattre les djihadistes, un crime ? », Le Monde diplomatique (avril 2021).
3 Textes à lire en version intégrale dans L’Envolée n°53, 54 et 55 et sur lenvolee.net.
4 Lors de l’audience de renouvellement de l’isolement, au bout de six mois, il est demandé au médecin de fournir un avis médical, ainsi qu’au Spip de fournir un avis sur le comportement du prisonnier. [Note de L’Envolée]
Cet article a été publié dans
CQFD n°210 (juin 2022)
Dans ce numéro de juin criant son besoin « d’air », un dossier sur la machine répressive hexagonale et les élans militants permettant de ne pas s’y noyer et d’envisager d’autres horizons. Mais aussi : un long reportage à Laâyoune, Sahara Occidental, où les candidats à la traversée pour les Canaries sont traqués par les flics marocains, une visite dans la Zone À Patates (ZAP) de Pertuis, un dialogue sur les blessures de la guerre d’Algérie, de la boxe autonome, une guérilla maoïste indienne, des Trous orgasmiques…
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Paru dans CQFD n°210 (juin 2022)
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Mis en ligne le 03.06.2022
Dans CQFD n°210 (juin 2022)