« Rendez-vous demain à 14h, à Château Gombert, derrière le cimetière. Pas de blagues, on vous a à l’œil. » Après plus de dix jours à courir après le Fric, ce message sur la boîte vocale du journal nous charge en adrénaline. Nous fonçons au rendez-vous, en binôme. Après une courte attente au milieu des murs de pierre sèche, un break fatigué freine devant nous. Trois cagoulés nous embarquent après nous avoir bandé les yeux.
Dix minutes et vingt virages plus tard, nous pénétrons dans un cabanon éclairé par une ampoule nue. Cinq gaillards masqués nous font face en silence. À nous de jouer. Vaillant, Nicolas attaque : « Alors, les gars, le soleil, la mer, ça vous suffit pas ? » Une voix hésitante hasarde : « On craint le soleil, et puis on aurait l’air con sur la plage avec nos cagoules... » Celui qui vient de parler jette un coup d’œil à ses collègues, comme pour obtenir leur assentiment. Aristide en profite pour enchaîner : « Mais d’où vient le Fric ? » La question les met en joie. « Le Fric vient de toutes les communautés qui ont mis – et mettent encore ! – le oaï à Marseille. » Murmure d’approbation. « Certains d’entre nous sont originaires du Boulistan, d’autres du Casanistan… » Moment idéal pour évoquer les antécédents du Fric et ses éventuels maîtres à penser. Les cinq lancent des idées en vrac, que nous attrapons au vol. « Les supporters de l’OM qui mettent le feu à la Zarafa de Mennucci... Les métallos du port qui boycottent le Festival de Marseille parce que “l’on ne dansera pas sur un cimetière”... Ou les éboueurs en grève qui ont fait fuir les organisateurs de la Coupe de l’America... Le carnaval sauvage de la Plaine contre le carnaval niçois officiel.. » Nos stylos grattent
frénétiquement, alors que les activistes prennent de l’assurance : « Le kaki bien mûr qui nique la carotte bio... Les quartiers bordéliques contre les éco-quartiers... Le marché du Soleil contre les Terrasses du Port… Les voleurs d’œuvres d’art de l’îlot des Feuillants… La coulée de jaune contre les coulées vertes... » La sauce prend, on s’enhardit. « Vos projets immédiats ? » Notre premier interlocuteur, laconiquement : « Faut qu’on se tricote des cagoules d’été, commence à faire chaud. »
Ironie ? La situation peut déraper d’un moment à l’autre. Nicolas reprend la main : « Quel est donc votre but ? Et quelle stratégie pour l’atteindre ? » Une silhouette féminine aux formes plantureuses, restée jusque-là en retrait, vient appuyer fermement ses deux mains sur la table. Sa voix rauque et légèrement voilée par le passe-montagne assène : « Nous ne sommes pas des utopistes ni des doux rêveurs. Nous prenons en compte l’état des forces en présence. L’automne dernier, un vaste raid policier sur le marché de Noailles, pour lequel étaient associés les CRS, la PAF et l’URSSAF, a interpellé trois sans-papiers et signifié un rappel à la loi à quatre vendeurs à la sauvette. Selon le directeur départemental de la sécurité publique, il s’agit de remettre aux normes le quartier “dans la perspective de Marseille 2013”. Notre conclusion est que, si la culture a besoin d’être pouponnée par la police, nous ferons tout pour que chaque événement de Marseille 2013 soit isolé de la plèbe par des escouades de CRS. Ce qui aurait aussi l’avantage de protéger la plèbe des assauts de la culture. »
Bien vu. « Mais qu’avez-vous contre la culture ? » Des rires fusent. « On n’a rien contre, mais on préfère quand elle reste chez elle ! » Pas facile de suivre le fil avec ces lascars cagoulés qui, justement, clarifient la question de l’anonymat : « Nous étions invisibles. Une fois masqués, tout le monde nous voit. Notre anonymat est une réponse à la violence symbolique de la culture hors-sol, que certains d’entre nous n’hésitent pas à taxer d’euro-nazie, parachutée depuis Paris et Bruxelles. La culture supposément universelle de l’Occident écrase les cultures populaires, les refoule dans le folklore et les enterre dans des musées. Et nous, on l’encagoule à sec ! » La détermination du groupuscule donne le vertige, et nous tentons un repli théorique en questionnant le symbole de la courge ou la métaphore du kaki bien mûr, évoqués dans un communiqué audiovisuel. S’agit-il d’un hommage aux matriarcats méditerranéens ? La réponse est sans appel : « Vous pouvez pas comprendre, c’est culturel. » Une fois de retour au journal, nous apprendrons par un expert en sémiotique potagère que la courge est en fait une image désignant les branchés du Cours Ju [1].
Une question nous taraude : pourquoi le Fric a-t-il choisi marseille-en-guerre.org comme canal de diffusion exclusif ? « On avait d’abord pensé aux pages sportives de La Provence, mais les résultats de la division d’honneur et des minimes prennent toute la place. Sur marseille-en-guerre.org, on se sent comme à la maison, même si on comprend pas tout à leurs textes. [2] » L’heure tourne. Juste avant d’être engloutis par l’obscurité des bandeaux, une dernière banderille : « Vous n’avez rien à ajouter ? » Cinq voix nous répondent en chœur : « Oui. Marseille 2013, in ou off, quoi que tu dises, quoi que tu fasses, on t’encule ! » Le mystère du Fric reste entier.