C’est une image devenue symbole des protestations qui ont secoué la place Taksim l’an dernier. En pleine manifestation, un bulldozer s’élance fièrement vers les policiers médusés. Aux manettes de l’engin détourné, des Carsi, reconnaissables à leurs écharpes ou maillots à bandes noires et blanches, retoqués d’un A d’anarchie rouge vif.
Fers de lance de l’occupation du parc Gezi, les Carsi, supporters du club de foot de Besiktas issu du quartier éponyme, ont rejoint les jeunes protestataires dans le mouvement initié en mai 2013 contre le Premier ministre islamo-conservateur Erdogan. « En Turquie, les clubs de supporters de foot sont les rares groupes sociaux qui savent affronter la police, analyse Tan Morgül, animateur d’une émission sur le football alternatif pour une radio stambouliote. Durant Gezi, les Carsi sont venus organiser la défense de l’occupation du parc. Ils ont été en première ligne face aux forces de l’ordre et une vingtaine d’entre eux ont été arrêtés en juin dernier. Deux procès, dont un où les Carsi sont accusés d’être un gang criminel, sont actuellement en cours. » Le soutien des Carsi à la protestation de Gezi a attiré les autres groupes de supporters, notamment ceux des clubs du Galatasaray et du Fenerbahçe – pourtant frères ennemis –, les deux équipes phares d’Istanbul. Et frères ennemis est un faible mot… « On a créé le groupe en 1982, quand on avait à peine 15 ans. On était une bande de 7 ou 8 copains. Des gars du Fenerbahçe sont venus dans notre quartier accrocher un drapeau de leur équipe pour nous provoquer et on leur a fait vite comprendre qu’ils devaient s’arracher, raconte, l’air roublard, Nizam [1], un des fondateurs du Carsi. À la même époque, lors de matchs contre le Fenerbahçe, on avait besoin de se défendre physiquement face à leurs supporters qui voulaient nous tabasser et nous empêcher d’entrer au stade pour soutenir notre équipe. On s’est alors tout simplement appelés les Carsi [marché central, bazar en turc], parce qu’on venait du bazar de Besiktas. »
Entre 1984 et le milieu des années 90, la violence est de mise entre les trois clubs d’Istanbul, Besiktas, Galatasaray et Fenerbahçe. Les rixes à coups de couteau et les morts sont légions, la répression de la police est rude. Les rangs de la bande de potes du quartier s’étoffent alors, en vue de l’autodéfense. « On dormait même la nuit dans le stade, la veille du match, pour avoir les meilleures places pour notre groupe et être le plus visible possible, ajoute Nizam. On se bastonnait sévère toute la nuit avec les supporters des autres équipes. » Mais les Carsi acquièrent surtout leur réputation pour leur fervent soutien à l’équipe au maillot à bandes noires et blanches et pour leurs banderoles déployées dans les stades. Arguant d’un jeu de mot entre Carsi et karsi (« contre » en turc), leur message se veut tantôt antifasciste, écologiste ou antisexiste. « Carsi contre le nucléaire » quand le gouvernement turc décide de doter le pays de centrales, ou encore « Carsi contre la construction du barrage d’Hasankeyf », un projet de mégabarrage en Anatolie. « Le A d’anarchie, c’est parce qu’il y a quelques anars parmi les Carsi, mais surtout parce qu’on est contre tout, même contre nous-même ! », ironise Fahir, membre du Carsi depuis 1992 et rugueux colosse qu’on n’aimerait ne pas croiser lors d’une fin de match.
Au delà de cet esprit contestataire, les Carsi sont aussi connus pour leur humour potache, comme quand, à la mort de Michael Jackson, ils déploient au stade une banderole caustique en hommage au king of pop : « Une moitié de ta vie en noir, l’autre en blanc, repose en paix Michael, en grand fan de Besiktas ». Quand les scientifiques dépouillent Pluton, à cause de sa petite taille, de son statut de neuvième planète du système solaire, ils affichent au stade une banderole clamant que les Carsi soutiennent Pluton, car « ce n’est pas la taille qui compte ».
Mais au delà de ces banderoles, Fahir insiste sur le fait que les Carsi participent ainsi à de nombreuses luttes turques : soutien à la grève des ouvriers de Tekel en 2010, actions sociales au sein de leur quartier, envoi de bus pour soutenir les mineurs de la récente catastrophe de Soma. « Lors du tremblement de terre de 2011 à Van, des milliers de supporters du Besiktas ont lancé sur la pelouse leur écharpe et leur maillot en don aux victimes du désastre et pour dénoncer l’inaction du gouvernement », raconte Cevat, 45 ans et lui aussi à l’origine des Carsi. Le nez fraîchement abîmé, pin’s du Besiktas en boutonnière, il ajoute : « Carsi est un mouvement pluriel, hétéroclite, où on peut avoir des idées politiques différentes – on y trouve même des supporters de droite –, mais qui au final s’exprime d’une seule voix, avec un esprit de solidarité entre ses membres. »
Nul ne sait combien les Carsi comptent de membres. Aucune carte officielle, un simple maillot et la participation aux matchs, scander chants et slogans suffit pour être un Carsi. Pas de réel dirigeant non plus, juste quelques figures de proue, tel Alen Markaryan, alias « Amigo », un Turc arménien qui fait figure de visage public des Carsi, un véritable symbole dans un pays où la communauté arménienne est âprement marginalisée.
« Carsi possède un rôle social. Il existe une tradition de gauche dans le quartier de Besiktas, où il y a beaucoup de précaires, de prolos, insiste Fahir. Participer à Gezi l’année dernière a été comme une évidence. Carsi a dans un premier temps participé de façon simple et directe au mouvement : se défendre face à la police, organiser les barricades et puis, avec nos maillots, on peut à la fois se retrouver et faire masse facilement, se repérer les uns les autres, mais aussi disparaître dans la foule aisément en enlevant notre maillot. »
Durant le mouvement, les Carsi militent aussi au stade en scandant toutes les 34e minutes de match (34 étant le code postal d’Istanbul) « Taksim partout ! Résistance partout ! ». De nombreux chants de supporters seront aussi repris par les manifestants de Gezi et les clubs ennemis d’Istanbul iront jusqu’à clamer « Nous soutenons le club du Galatasaray [ou du Fenerbahçe], mais les Carsi sont nos leaders ! ».
Nizam plaisante : « On a bien défendu la planète Pluton, alors on était obligés de défendre la place Taksim, qui est à peine à un quart d’heure de notre quartier ! On a retrouvé dans ce mouvement l’esprit des stades, où on est tous unis, quelque soit la classe sociale, l’origine. Mais nous avons aussi été touchés par tous ces jeunes qui, pour le première fois, luttaient contre l’autoritarisme du gouvernement. Pour moi, ce sont eux les véritables héros de Taksim, et non pas les Carsi, comme les médias ont tenté de le faire croire pour nous criminaliser. »
Si les Carsi bataillent dans la rue, ils luttent aussi dans les stades, quitte à ruer dans les brancards en critiquant sévèrement les dérives mercantiles et managériales de leur propre club. Affaires de corruption, construction d’un mégastade flambant neuf, augmentation du prix des places… Fahir s’insurge : « On assiste à une gentrification des stades à Istanbul, où on voudrait évincer les plus pauvres et laisser place aux supporters les plus riches, ceux qui consomment et se comportent sagement durant les matchs. » Cheval de bataille de nombreux Carsi depuis peu, le boycott des tickets électroniques d’accès au stade, forfaits expérimentés à maintes reprises lors du dernier championnat. Pour chaque place ou forfait acheté, les supporters doivent livrer un ensemble de données personnelles, leur siège dans le stade, leur adresse postale, etc. « C’est une façon de fliquer les supporters, de retrouver plus facilement les perturbateurs mais aussi de sécuriser et contrôler les entrées et sorties des stades », explique Fahir. « Sans oublier que la société qui a mis en place ce système électronique de sécurité des stades est dirigée par le propre gendre du Premier ministre Erdogan… », ajoute Cevat.
Dernier pied-de-nez à l’actuel gouvernement et ses tentatives pour discréditer les supporters, les Carsi ont appelé le 31 mai dernier à manifester pour commémorer le mouvement de la place Taksim à 19 h 03 – 1903 étant la date de création du club de Besiktas. Malgré les 25 000 policiers déployés pour l’occasion, c’est tout un cortège, banderole des Carsi en tête – et partis et syndicats derrière –, qui a déambulé dans les rues de Besiktas, au son des applaudissements et des bruits de casseroles. Un certain esprit de la place Taksim se retrouvait ainsi ce soir-là dans le quartier, et si les jets de lacrymos ont été une fois de plus de la partie, ils n’ont en rien calmé l’ardeur anti-Erdogan des groupes de supporters, car comme disent les Carsi : « Les gaz lacrymos de Gezi ? Pour nous, c’était comme du parfum ! »