Gros chantier
Quand on arrive à l’usine, ce qui surprend c’est le silence. Pas de bruit, pas de fumée. Que dalle ! Comme un fantôme d’usine. Au moins pendant ce temps-là, on ne pollue pas l’atmosphère avec nos rejets azotés et nos nuages de poussières d’engrais. Cela fait deux mois que les installations sont totalement à l’arrêt pour des entretiens et de gros travaux et je n’arrive pas à m’habituer à ce silence. En même temps, ça grouille d’ouvriers de divers métiers et de divers pays. De temps en temps, on entend la frappe d’une masse sur du métal ou le ronflement d’une grue qui transporte des morceaux de turbine. Ce sont des travaux qui étaient plus que nécessaires sur du matériel en très mauvais état. Des travaux qui auraient dû être faits depuis des années, mais Total a voulu retarder les choses, pour que ce soit au nouveau propriétaire d’assumer ces réparations, contre une petite ristourne sur le prix de vente de l’usine.
Des dizaines de millions sont en jeu et, théoriquement, après ces travaux, l’usine devrait marcher comme sur des roulettes. Mais, pour beaucoup, ces travaux et ces modernisations arrivent trop tard. Le matériel est quasi-obsolète. On côtoie tous les jours des matériaux rouillés, des constructions où la mousse et la végétation deviennent envahissantes. Bref, des ateliers largement trentenaires, voire quarantenaires, qui laissent songeur sur la volonté de l’état et d’EDF de faire durer l’exploitation de centrales nucléaires largement aussi âgées. Pourtant ce n’est pas fini : l’état des structures, des murs de soutènement, des escaliers et des poutres de certains ateliers qu’il faut remplacer ou consolider en urgence… Et cela ayant entraîné des transferts d’investissements, tous les travaux ne pourront pas être faits. Par exemple, le réseau électrique aurait dû être transformé quasi-entièrement, mais il n’y aura que quelques tronçons de rénovés, là où c’est devenu vraiment vétuste et dangereux.
La préparation de cet arrêt et de ces travaux a engendré des sommes de boulots chez les ingénieurs des bureaux techniques, de très nombreuses heures supplémentaires ainsi que des pétages de plomb. Il y a une pression venue de la maison mère qui est, semble-t-il, encore plus importante que sous la coupe de Total qui se fichait de sa filiale engrais. Gare si le redémarrage est trop retardé ! gare s’il y a des accidents graves !
Pour nous, à la fabrication, c’est relativement tranquille. Nous ne sommes pas mis au chômage technique. Il faut qu’on surveille et surtout qu’on vérifie s’il reste des produits ou du gaz dans les tuyauteries, ou si les intervenants bossent en situation sécurisée. Pour certains, il faut au moins donner l’impression de s’investir. Les chefs ont interdit qu’on prenne des congés pendant cette période, et voilà que nous sommes parfois obligés de nous planquer pour ne pas passer pour les glandeurs. C’est lors du redémarrage des installations que nous allons devoir être plus que présents. On découvrira des aberrations, des joints mal posés et surtout de nouveaux systèmes informatiques qui – on est coutumier du fait – ne seront pas tout à fait au point et qu’il faudra amadouer. Pour les copains de la maintenance, c’est autre chose. Ils ont la pression pour que les travaux soient faits, et bien fait, le plus vite possible.
Mais cela n’est rien par rapport aux salariés des entreprises sous-traitantes. Pour cet arrêt, ils sont jusqu’à 1 400 sur le site. Il a fallu créer des installations spéciales de bureaux provisoires, de vestiaires, de salle de restauration, et un nouveau parking pouvant accueillir 500 véhicules construit sur un terrain vague et qui devra être totalement détruit après cette phase de travaux. A la benne, l’enrobé ! Ce sont ces sous-traitants, majoritairement intérimaires ou venant de Pologne et du Portugal, qui subissent le plus de pressions et de mauvaises conditions de travail. Comme les délais ne doivent pas être dépassés, il leur faut faire des tas d’heures supplémentaires, en travaillant parfois 7 jours sur 7. Il leur arrive d’intervenir sur des sites où il reste des poussières d’amiante, ou pendant que des radios au Rayon X sont faites sur du matériel. Les quelques accidents du travail sont maquillés en postes aménagés. Les collègues du CHSCT ne cessent d’intervenir et les inspecteurs du travail doivent venir rappeler la loi à tout bout de champ. D’autant que la direction a demandé des dérogations pour les heures supplémentaires que l’inspection a refusées.
En plus de ça, tous ces salariés sous-traitants sont étroitement surveillés. Ils doivent passer par un tourniquet spécial. Pour se déplacer d’un point à l’autre de l’usine, ils doivent emprunter un petit train « touristique » spécialement affrété pour l’arrêt. Les poubelles sont vérifiées. Le nombre de gardiens et de vigiles a été multiplié. Comme si ces gars n’étaient là que pour picoler ou pour piquer du matos ou des métaux (l’ouvrier est voleur et alcoolique, c’est connu)… Concernant les horaires et les conditions de travail, la direction est beaucoup moins regardante.
Au moment où vous lirez ces lignes, les phases de démarrage des unités seront théoriquement en cours…
Cet article a été publié dans
CQFD n°123 (juin 2014)
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Paru dans CQFD n°123 (juin 2014)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine
Par
Illustré par Efix
Mis en ligne le 02.09.2014
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