Théorie erroriste

« Nous sommes la crise du capitalisme et nous devrions en être fiers »

Il avait mis à mal les dogmes de gauche dans son livre Changer le monde sans prendre le pouvoir, le sens de la révolution aujourd’hui (Syllepse-Lux, 2008) et ne s’était pas fait que des amis parmi les représentants des partis d’extrême gauche et les militants professionnels. Aujourd’hui, John Holloway revient avec Crack Capitalism, 33 thèses contre le capital (Libertalia, 2012). On y gamberge dur, on y lit qu’il n’y a pas de petite révolte, que le capitalisme n’est pas qu’une forme d’organisation économique, que le temps de l’horloge ou l’identification de genre sont des formes propres à la dynamique capitaliste, que la fin de ce système c’est ici et maintenant. Discussion avec un Irlandais installé au Mexique, chercheur erroriste sans chapelle qui, en pensant le monde à l’envers, remet les idées à l’endroit.
par Rémi

CQFD : Vous avez écrit et soutenu qu’il est nécessaire de « changer le monde sans prendre le pouvoir ». Quel regard portez-vous sur les différentes élections qui se déroulent ou se sont déroulées en Europe ces derniers temps ?

John Holloway : Je ne voudrais pas être brusque, encore moins dans la première réponse, mais je pense qu’il faut s’interroger sur la situation grecque. En France, c’est très bien que Nicolas Sarkozy soit parti, mais la victoire de François Hollande ne me fait pas sauter de joie. La Grèce en revanche, soulève des questions cruciales, autant dans la perspective étatiste qu’antiétatiste, puisque c’est une situation de craquement intense, une situation qui va droit dans le mur. Le capital nous force – nous, en Grèce – à nous mettre à genoux, il nous dit : « Incline-toi, soumets-toi ». Et courageusement nous lui répondons : « Non, nous ne nous soumettons pas ». C’est une parole courageuse, mais nous ne savons pas vraiment comment éviter d’être vaincus dans une telle situation. Si le parti Syriza avait gagné et formé un gouvernement, ou s’il y arrive un jour, que pourrait-il faire ? Pourrait-il faire autre chose que renégocier une restructuration du capital, comme l’ont fait les gouvernements de Cristina et Nestor Kirchner en Argentine, ou le gouvernement d’Evo Morales en Bolivie ? Ce serait certainement mieux que les vieux partis, tout comme les Kirchner ont été moins pire que Carlos Menem, et Evo meilleur que ses prédécesseurs. Mais cela signifierait toujours se soumettre au capital. Notre seul chemin pour sortir de la crise capitaliste est de construire des modes de vie différents. C’est ce que de nombreux groupes et individus tentent de faire, par choix ou par nécessité, et c’est le chemin que nous devons emprunter, même s’il est difficile d’en faire une vraie alternative. Si Syriza gouvernait la Grèce, pourrait-il de quelque manière que ce soit créer une rupture avec le capitalisme, en s’alliant avec d’autres groupes radicaux ? Il est difficile de voir comment cela pourrait avoir lieu, même si le bon côté de l’histoire est de nous forcer à toujours tout repenser.

Dans Changer le monde sans prendre le pouvoir, vous détruisez une vieille hypothèse : il faudrait construire des organisations fortes et s’emparer du pouvoir pour changer radicalement la société. Que retenez-vous des discussions qu’il a soulevées ?

Une chose plus que toute autre : pour ceux et celles qui ne sont pas intéressés par la prise du pouvoir d’État, reste l’interrogation : comment détruire le capitalisme ? C’est ce à quoi j’essaie de répondre dans ce nouveau livre. Et je ne peux bien sûr pas

par Rémi

répondre ! Mais j’espère réussir à porter cette idée et ces questions.

Vous écrivez que Crack Capitalism est la fille de ce premier livre ? Faut-il connaître la mère pour mieux rencontrer sa fille ?

Non, je ne pense pas. Sans aucun doute, je l’ai écrit comme un livre indépendant. Mais je le vois tout de même comme la fille de Changer le monde dans la mesure où il est le résultat direct des discussions provoquées par ce précédent livre.

Vous nous présentez le capitalisme comme une forme de cohésion sociale sans cesse contrariée par nos inadaptations et nos insoumissions : les brèches et les failles…

Le capitalisme est un système de domination. Il est fondé sur notre subordination à une dynamique que nous ne contrôlons pas : la logique de l’argent, la logique du profit. Une brèche est un espace ou un moment où nous n’obéissons pas, où nous refusons de nous soumettre à cette dynamique et où nous agissons en fonction de ce que nous considérons comme désirable ou nécessaire. C’est un refus-et-création, une dignité. Les brèches peuvent être petites ou grandes, mais elles existent partout. Le soulèvement zapatiste est une brèche, belle et dramatique, un refus-et-création immense. Mais je pense qu’un journal comme CQFD peut aussi être vu comme une brèche, une marche dans la « mauvaise » direction. Et probablement, pour ceux et celles qui nous lisent en ce moment, l’effort de refus-et-création est une part importante de la vie, une tentative toujours contradictoire. Et à moins que ces lecteurs soient une sorte d’élite, nous devons nous demander comment le mouvement de refus-et-création fait partie d’une expérience commune de la vie dans la société capitaliste. En d’autres mots, la notion de brèche bouge comme une question, c’est une invitation pour chacun à observer et essayer de comprendre en quoi le monde est rempli de rebellions anticapitalistes. Si nous ne voyons pas que l’anticapitalisme est la chose la plus commune au monde, rien ne sert de rêver à une révolution anticapitaliste. Elle ne serait qu’un autre tournant élitiste dans les schémas de la domination.

Pourquoi dites-vous que nous sommes responsables de la crise du capitalisme et qu’il faut s’en réjouir ?

Oui, le capitalisme n’est pas qu’un système de domination, c’est une dynamique de la domination qui s’intensifie toujours. Son fonctionnement demande une subordination toujours plus grande de nos vies à sa logique. Si tu veux, cela peut être exprimé théoriquement comme la baisse tendancielle du taux de profit, ou, la détermination de la valeur par le temps de travail socialement nécessaire : la règle du capital repose sur l’idée du « plus-vite-plus-vite-plus-vite ». Si le capital est en crise, cela ne peut être que le résultat du fait que nous n’intensifions pas notre subordination à sa règle à un degré suffisant pour qu’il fonctionne correctement. Nous sommes la crise du capitalisme, nous sommes la crise du système qui nous mène à notre destruction. Nous sommes la crise du capitalisme et nous devrions en être fiers.

Comment cette approche peut-elle nous servir à changer le monde en ces temps de « crise globale » ?

Il n’y a que deux voies de sortie à la crise. L’une est d’accepter les exigences du capital et s’incliner devant sa règle, sachant qu’il en demandera encore plus, que la prochaine crise arrivera bientôt et que la voie capitaliste est celle de l’autodestruction humaine. L’autre chemin est celui du refus de la dynamique capitaliste, de la construction de manières de faire différentes, de différentes façons de se relier les uns aux autres. Nous faisons ça tout le temps, les brèches, mais la question vraiment difficile est de savoir comment nos manières de faire différentes ont la force de percer le capital. C’est ce qui se joue maintenant en Grèce, et partout dans le monde.

Les textes théoriques trouvent peu de lecteurs. Selon vous, penser contre le capital, c’est déjà une des brèches dont vous parlez ? Cela suffit-il à envisager un changement radical ?

Penser fait partie du mouvement contre le capital. Pour résister et se rebeller, nous avons besoin de nous interroger sur nos pratiques et sur ce que nous faisons, et pour pouvoir penser nous avons besoin de résister et de nous rebeller. Si l’on sépare

par Rémi

la théorie et la pratique, nous ne pensons ni n’agissons pas bien. Penser contre le capital peut être une brèche, et c’est évidemment une part nécessaire de chaque brèche. Mais non, je ne pense pas que cela soit suffisant. Le problème réel est de savoir comment nous disons « Non » et créons les bases pour une forme différente d’organisation sociale. Il ne suffit pas de penser contre le capital car on ne peut vivre de la seule pensée. Il n’est pas non plus suffisant de faire tomber le gouvernement, nous devons en fait casser la dynamique du capital. Et nous devons partir du fait que nous ne savons pas comment le faire – c’est pourquoi penser est important. Si, au contraire, nous voulons simplement appliquer des modèles préexistants de révolution, alors nous n’avons probablement pas besoin de beaucoup penser.

Crack Capitalism bouleverse les concepts sur son passage : le genre, les classes sociales, l’État, la marchandise, l’argent… Il est aussi beaucoup question du temps. Proposez-vous de vivre hors du temps ?

Non, au contraire, nous devons vivre à temps, dans notre temps. Nous devons transformer le temps de l’horloge du capitalisme qui s’impose à nous et nous domine en notre temps vécu, dans les rythmes de notre faire, en un présent qui résonne avec les mémoires et les désirs du passé et qui s’étire dans le « pas-encore » d’un futur possible. La pensée révolutionnaire traditionnelle, ce qui est en soit déjà un paradoxe, acceptait une séparation franche entre le passé, le présent et le futur : une séparation propre à la pensée bourgeoise. Par conséquent, le mot « révolution » est presque inséparable du mot « futur » : nous rêvons tous d’une révolution future. Que l’on se revendique anarchiste ou communiste, ou plus raisonnablement les deux à la fois, nous imaginons à quoi le monde ressemblerait après la révolution. Mais c’est un non-sens total. Si nous pensons la révolution comme un événement futur, alors nous sommes obligés de reproduire le capitalisme en l’attendant et, de la même manière, en reproduisant le capitalisme nous repoussons encore la révolution dans le futur. Une autre manière de l’exprimer est en termes de verbes et de noms. La séparation nette entre le passé, le présent et le futur crée une domination des noms, un monde dominé à chaque instant par un ordre des choses identifiées : le féodalisme, le capitalisme, le communisme, et ainsi de suite. Essayons de dissoudre la distinction entre passé, présent et futur, qui nous fige dans une place, en transformant les noms en verbes. On voit alors que le capitalisme est un processus constant qui capitalise la vie, qui monétarise l’ensemble de nos interactions sociales. Or ce processus est une lutte contre son mouvement contraire, celui qui communise. L’idée d’un communisme futur est une absurdité qui nous empêche de percevoir que notre existence même consiste à communiser ici et maintenant. Nos vies sont déchirées, individuellement et collectivement, par l’affrontement antagoniste et inévitable entre le capitalisant/monétarisant et le communisant, ou mieux les communisants, parce que communiser ne peut être qu’expérimental. Le mouvement qui communise se déplace contre celui qui capitalise, le long des interstices que sont les brèches et les failles.

Pouvez-vous revenir sur le refus du travail, qui anime votre critique ?

Je pense que le rejet du travail, en tant qu’activité qui nous est imposée de l’extérieur, fait partie de nos expériences quotidiennes. C’est sûrement pourquoi les mouvements anticapitalistes disent de plus en plus ouvertement que la lutte contre le capital est une lutte contre le travail. Le communisme (quel que soit le nom qu’on veuille lui donner) ne serait pas fondé sur l’émancipation du travail (comme les horribles exemples de la Russie ou de la Chine l’étaient sans aucun doute) mais comme une émancipation contre le travail. Mais on ne peut pas aller bien loin en rejetant le travail sans défendre une forme alternative d’activité à sa place. Une activité que j’appelle le « faire ». Notre problème est alors de trouver comment articuler la force du faire de telle sorte qu’elle dépasse et brise la règle du travail. Le futur du monde dépend de ça. Je pense à Fotis, un ami en Grèce qui pendant des années a alterné périodes de chômage et boulots précaires, ce qui est une expérience partagée par des millions de personnes en Europe et ailleurs dans le monde. C’est une forme de liberté dans un sens, mais ce sont aussi de grandes frustrations et une vie de pauvreté prolongée à une époque où il n’y a rien d’attrayant dans la pauvreté. Pense maintenant à Franklin Roosevelt et son New Deal. Les gens admirent Roosevelt pour avoir adopté les politiques keynésiennes de dépenses publiques et sauvé les gens de la pauvreté en les mettant au travail, à construire des routes et autres travaux publics. Alors que la crise s’approfondit et continue, les gens attendront de plus en plus ce genre de solutions. Évidemment, ce n’est pas la voie à suivre. D’abord parce que ce n’est probablement plus possible dans un monde où le capital est extrêmement mobile, et que la base réelle de « l’âge d’or » keynésien du capitalisme d’après-guerre était le massacre de 50 millions de personnes pendant la

par Rémi

Seconde Guerre mondiale. Deuxièmement, parce que mettre les gens au travail signifiait les intégrer dans le travail capitaliste, pour reconstruire le capitalisme. Il ne suffit pas de dire que ce n’est pas la solution, et nous devons admettre qu’une réponse comme celle de Roosevelt est attirante. En d’autres mots, quand nous critiquons le travail, nous devons reconnaître dans le même temps les grandes frustrations vécues quand on en est exclu. Comment pouvons-nous être anti-Roosevelt ou alter-Roosevelt ? Comment pouvons-nous partir de la frustration explosive du chômage-précarité qui se généralise et, par en bas, canaliser cette immense force explosive-créative en des manières de faire différentes, en un faire qui casse la frustration-pauvreté-isolement-dépression du chômage et de la précarité ? Bien sûr, cela signifie saisir des moyens de production ici et maintenant, autant que possible, mais peut-être aussi réinventer des moyens de production qui soient vraiment les nôtres. C’est ce que nous faisons déjà. Mais nous devons nous concentrer clairement sur la lutte pour un monde de faire-contre-le-travail, maintenant, comme la seule matérialisation réelle d’un espoir pour les millions et les millions de gens vivant la même vie que Fotis. C’est la clé du dépassement en Grèce, mais aussi partout dans le monde.

Donc, plutôt que de détruire le capitalisme, il ne faut pas le reproduire. Mais vous ne donnez pas de réponses… C’est stimulant, mais aussi angoissant. Quelque chose à ajouter, pour nous rassurer ?

Non, bien sûr que non ! Il n’y a aucun moyen de se rassurer. Mais je pense que transformer la question révolutionnaire de « comment détruirons-nous le capitalisme ? » à « comment pouvons-nous arrêter de fabriquer le capitalisme ? » place le pouvoir de notre faire au centre. C’est bien nous qui créons ce système affreux, ici et maintenant. Que pouvons-nous faire pour cesser de le recréer demain et, à la place, faire de nos vies quelque chose d’appréciable ?

Propos recueillis et traduits par Julien Bordier
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Paru dans CQFD n°102 (juillet-août 2012)
Dans la rubrique Le dossier

Par Julien Bordier
Illustré par Rémi

Mis en ligne le 10.10.2012