Taksim, place des fêtes

En Turquie, une « révolte sentimentale »

Reportage à Istanbul
Pendant les quinze premiers jours de juin, un large pan de la société turque s’est opposé, dans la rue, à la politique et au mépris du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan. CQFD a envoyé un de ses chômeurs heureux sur le Bosphore prendre le pouls de cette révolte inattendue, et recueillir les impressions à chaud de manifestants ayant flirté avec la solidarité et l’auto-organisation. S’ils n’ont pas changé le monde, ils en ont modifié leur vision.

Attablé devant un thé dans un troquet alternatif du quartier de Beyoglu, à Istanbul, Cem – prononcez « Djem » –, turc d’une quarantaine d’années, est catégorique : « C’est le moment le plus fort de ma vie !  » Il s’interrompt un court instant, et concède : « Bon, après la naissance de mon fils. Mais quand même, pour nous tous, c’est une révolution mentale, une véritable libération ! »

Morgan Fache/Collectif Item

Quelques jours après l’expulsion musclée des occupants du parc Gezi et de Taksim – place centrale du quartier européen d’Istanbul –, il est inutile de s’embarrasser de questions. Cem, comme toutes les personnes rencontrées ayant participé à ce grand mouvement populaire qui a secoué la Turquie en juin dernier, parle comme on enfile ici un masque à gaz : tout naturellement. Raconter, décrire, commenter semblent même être une obligation, comme s’il fallait évacuer le trop-plein d’émotions engrangées pendant ces deux semaines de « luttes magnifiques ». Chacun oscille entre l’euphorie des journées et des nuits passées « épaule contre épaule, contre le fascisme1 », la petite dépression post-révolution et la crainte du coup de sonnette policier à 6 heures du mat’. « Je suis en sevrage de lacrymo, plaisante Sonia2, une Espagnole vivant à Istanbul depuis 4 ans. C’est un peu comme si j’étais en descente. »

Difficile de prédire quelles conséquences aura cette contestation inédite au pays de Mustapha Kemal Atatürk sur les instances gouvernementales. Mais il est certain que ces événements marqueront de façon indélébile tous ceux qui ont été acteurs d’une révolte solidaire, spontanée et hétéroclite.

Fin mai, un campement est dressé dans le parc Gezi pour protester contre le projet de reconstruction d’une ancienne caserne ottomane devant abriter un centre commercial. Le 31 mai, les forces de l’ordre interviennent violemment pour évacuer les militants, provoquant une immense vague de solidarité populaire et transformant le petit rassemblement écolo en un large mouvement de contestation contre le gouvernement islamo-conservateur. Pendant plus de quinze jours, à Istanbul comme dans nombre d’autres villes du pays, la vie est rythmée par les prises de parole, l’auto-organisation – repas, soins, bibliothèque, jardin, médias indépendants – et de méchants affrontements avec la police. Deux semaines pendant lesquelles les manifestants ont tenu la dragée haute au Premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Le 15 juin, le campement est finalement détruit et le rassemblement de la place Taksim expulsé à grand renfort de lacrymos et des désormais célèbres Toma – engins blindés équipés de lances à eau.

Mardi 18 juin. Sur la place Taksim restent des stigmates du mouvement : depuis la veille se rassemblent des « hommes debout » qui, immobiles et stoïques, défient le pouvoir et dénoncent les violences perpétrées par les forces de l’ordre. Le parc Gezi est fermé, des cars de police sont garés çà et là, et des hommes en uniforme poireautent à l’ombre le cul sur une chaise, en bouquinant. Mais, lorsqu’on déboule à Istanbul, on ne trouve pas traces de l’agitation qui a frappé la ville, et plus spécialement ce quartier européen : les murs sont dépourvus de tags, les barricades ont disparu et la foule déambule a priori comme d’ordinaire. Cependant, qui connaît les lieux ressent une ambiance particulière, ne serait-ce que par quelques détails échappant à l’étranger de passage. « Tu vois, les bars, à Beyoglu, ont sorti leurs terrasses, ce qu’ils ne pouvaient plus faire », explique une habituée de ce quartier de fêtards. Un peu plus loin, on croisera un couple de jeunes déambulant une bière à la main. La législation sur la consommation d’alcool fait partie des décisions gouvernementales qui ont transformé un mouvement de défense de quelques arbres en révolte collective. « On en a assez qu’Erdogan nous dise comment vivre », peste un jeune Turc croisé à proximité du parc Gezi. Vente d’alcool interdite après 22 heures dans les épiceries, politique d’urbanisation agressive3, interdiction pour les syndicats de manifester sur Taksim le 1er mai, attaques répétées contre le droit à l’avortement ou la limitation d’accès à la pilule du lendemain, injonctions répétées aux couples turcs de « faire au moins trois enfants ». « Il a même été interdit aux hôtesses de l’air de se vernir les ongles », avance Ezgi, jeune professeure aux Beaux-Arts et collaboratrice de la revue Express4.

Mais ce sont les violences policières qui ont été l’élément déclencheur de la réaction populaire : des centaines de manifestants ont été arrêtés, et l’on compte près de 7 500 blessés à travers le pays, ainsi que cinq morts. « Cela a touché quelque chose de très intime chez les Turcs, explique Sonia. Et la réaction a été viscérale. Tout le monde se disait : “J’aurais pu être ce mort”. On a vu les gens convaincus, forts, persuadés d’être capables d’aller jusqu’au bout. Jour après jour, on a halluciné de voir une telle résistance, on ne pensait pas ça possible ici. » Ezgi fait le même constat : « D’un coup, le possible, l’impossible et le réel ont changé de place. On ne pensait pas que le peuple pouvait se révolter ainsi. Il y a un sentiment d’irréalité, et on se demande parfois si nous n’avons pas rêvé. » Mais Cem ne dormait pas quand, « après une nuit de bataille, [il] a vu les flics reculer. C’était une victoire, c’était euphorique ». De façon éphémère, mais intensément vécue, tous ont touché du doigt un autre possible : « Pendant quelques jours, avance Cem, le parc et le quartier fonctionnaient sans État. C’était une Commune, et tout était nickel !  »

La force de ce mouvement a été sa grande hétérogénéité, et l’union de différents pans de la société contre des agressions gouvernementales ressenties comme profondément injustes. Dans les manifestations se retrouvaient au coude à coude des kémalistes, des Kurdes, des communistes, des écolos, des féministes, des artistes, des mouvements d’extrême gauche, des musulmans anticapitalistes, des jeunes au mode de vie occidental comme des personnes plus âgées aux mœurs traditionnelles… Même les supporters des trois grands clubs d’Istanbul, Befliktafl, Galatasaray et Fenerbahçe, qui entretiennent au quotidien des relations conflictuelles, étaient de concert sur les barricades pour répondre aux forces de l’ordre : organisés en petits groupes, ils partaient dans les nuages de fumée, sous les tirs de la police, pour éteindre les lacrymos dans leurs seaux d’eau. De plus, nombre d’individus jusqu’alors peu ou pas engagés dans la vie politique ont dû faire face à la répression : « Je suis apolitique, je n’avais rien contre l’AKP [Parti de la justice et du développement d’Erdogan] et n’avais jamais manifesté, confie une jeune toubib stambouliote à CQFD. Mais lorsque j’ai appris que la police attaquait violemment des manifestants, je me suis rendue place Taksim avec d’autres médecins bénévoles pour porter les premiers secours aux blessés. » Un engagement quotidien qui dura deux semaines, et qui lui laisse penser que « avant, tout le monde vivait dans la crainte, mais tout a changé. Maintenant, les gens n’ont plus peur ».

Cette hétérogénéité, Jean-François Pérouse, directeur de l’Institut français d’études anatoliennes (Ifea), la tempère quelque peu : « Il y a eu une fusion, une alliance momentanée en opposition à la réaction violente et autoritaire de l’État. Mais il manquait d’une part les principales organisations kurdes, qui négocient un processus de paix à l’Est avec Erdogan, et d’autre part les masses sunnites populaires. Certains syndicats ont essayé de raccrocher le mouvement, en mettant en avant leurs problématiques – conditions de travail, salaires – mais cela n’a pas fonctionné. » Effectivement, la grève générale lancée le 17 juin par la Confédération syndicale des ouvriers révolutionnaires (Disk) et de la Confédération syndicale des salariés du secteur public (Kesk) n’a été que peu suivie.

Morgan Fache/Collectif Item

Mais ce bémol, formulé et regretté par toutes les personnes rencontrées, n’entame pas leur optimisme : « C’est la première fois que nous vivons un sentiment de solidarité aussi intense. Et la joie de se sentir sujet de la vie politique, c’était magnifique, insiste Ezgi. La vie urbaine, dans cette société capitaliste, était anesthésiante. Nous étions enfermés dans nos vies, dans nos problèmes personnels. Nous nous sommes réveillés, et avons partagé un véritable sentiment d’émancipation que l’on a trouvé dans la rue, et qu’on ne peut pas obtenir à travers les institutions. On a fait de l’art sans artistes, de l’art pur et total. Quand les gens ont formé de longues chaînes pour se passer des pavés de main en main afin d’ériger les barricades, j’en ai pleuré. Et de savoir qu’une foule immense tentait de traverser à pied le Bosphore – il faut 6 heures de marche ! – pour venir nous soutenir… » Cem tente une interprétation : « Le problème de la société turque, c’est la famille. On ne parvenait pas à s’en affranchir, notamment du père. C’est ce qui a changé dans une partie de la population, celle qui a osé s’opposer au père-Premier ministre. » Comme pour lui donner raison, le préfet d’Istanbul a fortement conseillé aux parents de venir reprendre en main leurs enfants qui manifestaient dans le centre d’Istanbul. Sans succès : des mères de famille se sont rassemblées en cortège et se sont rendues place Taksim en scandant : « Les mamans sont là. Où es-tu, toi, Erdogan ? »

Ezgi pousse la comparaison plus loin encore, assimilant les manifestants à des minots enfin débarrassés de la domination paternelle. « Il y a eu une rupture dans la vie quotidienne, elle est devenue fantastique, commente-t-elle. Jusqu’alors, les gens jouaient le jeu de l’État. Mais dans des rues dépourvues de toute autorité, les gens, comme des enfants, ont joué avec les gaz, les pavés, des camions, un tractopelle. » Les manifestants ont effectivement chargé des Toma avec un engin de chantier « emprunté ». Dans un espace urbain devenu enfin espace public, la vie «  fantastique » s’est affichée sur les murs et dans les slogans à travers des références éloignées du champ politique. « Le vocabulaire utilisé lors du mouvement provient de la culture populaire, poursuit Ezgi. Les manifestants s’inspiraient de jeux vidéo ou de films tels que Transformers ou Le Seigneur des anneaux. On a pu lire sur les murs : “C’est déjà le cinquième jour. Il faut regarder à l’Est. Gandalf, où es-tu ?” Ou encore : “Le matin, on bosse, on est Clark Kent. Le soir, on se bat, on est Superman”.  » Des références qui n’ont rien de surprenant puisque 60 % de la population du pays a moins de 35 ans, et que de très nombreux jeunes ont participé aux actions de rue. De quoi mettre à mal les vieilles assertions selon lesquelles les nouvelles générations seraient abruties par leurs consoles de jeux. Loin d’être annihilées, elles prouvent qu’elles sont capables de réagir énergiquement et instinctivement, hors cadre politique classique, quand l’oppression devient trop prégnante. « Ne lancez pas des gaz qui font pleurer, nous sommes déjà des enfants sentimentaux », entendait-on dans les rues d’Istanbul.

Photos : © Morgan Fache/Collectif Item 11 juin et 12 juin 2013, Scènes vues sur la place Taksim et dans le parc Gezi.


1 Slogan entendu place Taksim le samedi 22 juin.

2 Le prénom a été changé.

3 Projet qui a été finalement annulé par la justice turque le 6 juin dernier.

4 Merci, ô merci, à Ulus, d’Express, ainsi qu’à Émilie, pour l’accueil, l’hébergement, les discussions, les contacts…

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