Pirates

Dans les filets de l’État français

En France, fin mai 2012 et en janvier 2013, se sont tenus, dans l’indifférence générale, des procès de « pirates somaliens » accusés d’avoir pris à l’abordage, respectivement, le Ponant et le Carré d’As en 2008 dans l’océan Indien. Ces « flibustiers », que l’armée française avait capturés et exfiltrés et que les médias ont d’abord présentés comme des terroristes, apparaissent plus clairement comme les victimes expiatoires d’un conflit asymétrique entre les plus démunis des démunis et le capitalisme surarmé.
Le collectif Iskashato, avec nos camarades des éditions l’Insomniaque, reviennent dans un ouvrage intitulé Frères de la côte, sur le contexte et la nature de la piraterie dans l’océan Indien, ainsi que sur les comptes rendus de ces procès passablement occultés. Nous reproduisons ici en bonnes feuilles des extraits de l’entretien avec Yusuf Ahmed Mohamed, un des pirates relâchés, qui a eu le tort de s’être retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment.

« Je m’appelle Yusuf Mohamed Ahmed, j’ai été condamné en 2011 pour ma participation à une prise d’otages sur un voilier français, le Carré d’As, dans le golfe d’Aden en septembre 2008. J’ai 22 ans aujourd’hui, j’étais mineur pour la justice française en 2008. J’ai été condamné à quatre ans en 2011 et libéré fin 2012. L’État français ayant estimé qu’avec mes compagnons je n’avais pas été assez condamné, on m’a donc rejugé début 2013 en appel à Melun, loin de Paris. Mais ma peine a été confirmée comme celle des autres. […]

Tu pourrais nous raconter ce qui t’a amené à te retrouver sur le Carré d’As ?

Par JMB

En 2008, j’allais presque être embauché sur des bateaux pour que des marins me forment à la pêche. Même s’il n’y a pas beaucoup de poissons et que l’on gagne peu, c’était toujours un mieux pour moi. Entre-temps, ma femme est tombée malade, j’ai dû m’en occuper et m’endetter un peu pour la faire soigner. Quelqu’un m’a proposé un petit boulot pour gagner un peu d’argent. Il s’agissait d’aller faire le cuisinier pour un groupe de gens à Habo, toujours sur la côte puntlandaise entre Bossaso et Allula. C’est comme ça que je me suis retrouvé à faire le cuisinier pour l’équipage qui venait de prendre d’assaut le Carré d’As.

J’ai demandé régulièrement à toucher un peu d’argent d’avance, on me l’a toujours refusé, tout le temps c’est resté au stade d’une promesse – on m’avait promis 150 dollars. Le bateau a quitté Habo pour Ras Afun, je l’ai rejoint par la terre. Je suis ensuite monté à bord pour amener de quoi manger et boire. Il y a eu apparemment un refus collectif de la part de l’équipage de pirates pour suivre les ordres de chefs qui voulaient que nous les rejoignions avec les otages, à terre, dans le désert montagneux.

Ce refus était lié à plein de raisons : les otages étaient vieux et avaient besoin de leurs médicaments, il y aurait eu un problème d’approvisionnement en nourriture… Nous étions un peu seuls, coincés entre ceux restés à terre qui nous avaient fait des promesses d’argent et la marine française qui nous poursuivait.

L’opération à bord du Carré d’As a duré une demi-journée et une nuit. C’est vers 4 heures dans la nuit que l’armée française a lancé l’assaut du bateau. J’étais sur le pont en train de manger. Il y a eu une énorme explosion. Ils ont canardé comme des fous le bateau et ils sont montés à bord.

Un de nos camarades a été tué et est tombé dans la mer. Moi, je me suis réfugié à l’intérieur du bateau. Il y a eu après un très gros hélicoptère au-dessus de nous. Ils nous ont arrêtés, menottés très serré et transportés violemment sur leur navire. Il y a un militaire qui nous a tout de suite dit, avec quelques mots d’anglais, qu’«  avec des gens comme vous, on tire avant et on discute après »… Il nous a aussi dit que nous allions rester en prison toute notre vie.

On a été transportés à Djibouti. Là, un haut gradé, présenté comme un général par un traducteur djiboutien, nous a dit qu’on en pâtirait toute notre vie et que si on avait des enfants, ils en pâtiraient aussi. […]

Peux-tu parler de ton séjour dans les prisons françaises ?

J’ai été en prison à Fleury, à Fresnes et à la Santé. J’étais tout seul, je ne parlais pas un mot de français, je ne connaissais personne. Mon premier avocat m’a laissé tomber pendant un an. J’ai connu la violence des petites histoires entre codétenus. Les autres détenus passaient leur temps à m’adresser leurs condoléances comme si j’allais mourir. J’ai vécu la première année à Fleury sans parler à quiconque, avec aucune visite. C’est par signe que j’essayais de communiquer. Je ne sortais pas en promenade de peur d’être battu. Les matons ne comprenaient rien, ils pensaient que je me foutais de leur gueule. Quand je me suis révolté, j’ai reçu des coups. Après on m’a envoyé à l’infirmerie me faire des injections de force, ça me rendait comme un légume, comme un débile. Je pensais que ces injections étaient voulues, planifiées, j’en ai tellement reçu que je suis devenu fou. J’ai ensuite passé six mois en unité psychiatrique à Fresnes. Plusieurs fois encore on a essayé de me faire des piqûres contre mon gré. […]

Puis il y a eu le procès, on nous a mis dans une cage en verre avec des gendarmes derrière nous, on ne comprenait pas tout ce qui se disait. On s’est rendu compte que l’on s’était fait manipuler lors des premières auditions. Ils ont voulu faire de moi un vrai « pirate professionnel », toujours armé, ayant beaucoup d’argent… Ils voulaient nous faire admettre que la piraterie était un crime. »

Entretien réalisé le 7 mars 2013.

Iskashato, Frères de la côte, Mémoire en défense des pirates somaliens, traqués par toutes les puissances du monde, L’insomniaque, juin 2013.

L’Insomniaque éditeur – 43, rue de Stalingrad – 93100 Montreuil. e-mail : insomniaqueediteur@free.fr.

Les pirates face à la justice française

Le Ponant, abordé en avril 2008 (six accusés) : le 14 juin 2012, la cour d’assises de Paris a prononcé deux acquittements et une peine de quatre ans de prison, couverte par la détention provisoire effectuée, ainsi que deux peines de 7 ans infligées à deux ravitailleurs de pirates, et une de dix ans de réclusion au seul accusé qui ait reconnu avoir participé à toute l’opération.

Le Carré d’As abordé en septembre 2008 (six accusés) : en novembre 2011, la cour d’assises a prononcé un acquittement et cinq peines de 4 à 8 ans de prison. Lors du procès en appel, début 2013, les accusés ont vu leurs peines confirmées dans l’ensemble.

Le Tanit, abordé en avril 2009 (trois accusés) : deux incarcérés à Rennes et un mis en liberté provisoire (lors de l’assaut du bateau, deux pirates et un otage ont été tués par l’armée) en attente de leur procès prévu en septembre à Rennes.

Le Tribal Kat, abordé en septembre 2011 : les sept accusés sont incarcérés en détention préventive à Fleury-Mérogis, Fresnes et la Santé en attente de leur procès.

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1 commentaire
  • 18 septembre 2013, 19:01

    votre article me questionne, être cuisinier pour une bande armée qui prend des gens en otage serait un travail comme un autre ? et ce jeune homme ne devrait pas être jugé comme membre de cette bande armée ?. J’avoue ne pas comprendre.

    • 19 septembre 2013, 13:03, par Capitaine Diara

      En effet vous avez l’air de ne pas bien comprendre.

      Un peu d’aide : en relisant doucement, si l’on s’attache à ce que dit Ysuf, mineur au moment des faits, il a l’air de s’être fait embarqué dans cette histoire sans savoir ce qui se tramait. Coincé par ses "employeurs" en quelque sorte.

      "Quelqu’un m’a proposé un petit boulot pour gagner un peu d’argent. Il s’agissait d’aller faire le cuisinier pour un groupe de gens à Habo, toujours sur la côte puntlandaise entre Bossaso et Allula. C’est comme ça que je me suis retrouvé à faire le cuisinier pour l’équipage qui venait de prendre d’assaut le Carré d’As." "J’ai demandé régulièrement à toucher un peu d’argent d’avance, on me l’a toujours refusé…" "Il y a eu apparemment un refus collectif de la part de l’équipage de pirates pour suivre les ordres de chefs qui voulaient que nous les rejoignions avec les otages, à terre, dans le désert montagneux." SI l’imagination vous manque encore, vous pouvez suivre le compte-rendu des procès dans l’ouvrage de l’Insomniaque

      Maintenant vous préfériez sans doute ne faire aucune distinction, ce serait commode.

Paru dans CQFD n°113 (juillet 2013)
Dans la rubrique Le dossier

Par L’équipe de CQFD
Illustré par JMB

Mis en ligne le 17.09.2013