Enjeux idéologiques et géographiques à Istanbul

Taksim, place de l’oubli

Autrefois carrefour des minorités orthodoxe et arménienne, puis lieu de contestation en 2013, la place Taksim voit désormais sa mémoire recouverte d’une dalle en béton. En balade à Istanbul, l’historien Étienne Copeaux revient sur le processus de turquisation d’un lieu qui semble avoir cessé de résister.
Par Maïda Chavak

En ce début d’octobre, Istanbul paraît insouciante. En flânant à proximité de la place Taksim, il y a toujours foule dans les rues  : les bars, les restaurants sont pleins malgré la sévère crise économique. Pas d’affiches, pas de graffitis protestataires. On n’imagine pas que trois des plus importants journalistes du pays (Ahmet Altan, Mehmet Altan et Nazli Ilicak) viennent d’être condamnés à la prison à vie. Depuis l’été 2016, la vague répressive a été tellement large et impitoyable qu’il semble que les gens rentrent la tête dans les épaules et gèrent les problèmes du quotidien sans chercher d’histoires.

Où sont ces milliers de personnes évincées de leur emploi, privées de passeport, interdites de compte en banque ? Médecins faisant le taxi clandestin, enseignants vendeurs de salades, il faut avoir l’œil pour les reconnaître – tel ce vendeur de lunettes de soleil, d’âge mûr, à la tête d’intello bien mise, qui n’a certainement pas passé sa vie à colporter.

L’insouciance apparente ne masque pas l’omniprésence de la police, elle en est peut-être la conséquence... Très visibles avec leurs canons à eau et leurs blindés, qui bloquent les passages et occupent l’espace, prêts à intervenir, les agents contrôlent : les mendiants, les jeunes et les groupes un peu trop nombreux.

Ce samedi 6 octobre, il s’agit d’empêcher le sit-in hebdomadaire des mères et proches des personnes « disparues » qui se tenait depuis mai 1995 devant le lycée de Galatasaray. Protestation silencieuse, assise, qui par l’exhibition de leurs portraits maintenait vivante la mémoire des disparus, et questionnait les passants et le pouvoir sur leur sort.

C’était la plus ancienne, la plus obstinée des protestations. Mais le 25 août dernier, les autorités ont décidé d’en finir. Les manifestants ont été gazés, y compris Emine Ocak, 82 ans, initiatrice du mouvement. Depuis la tentative du 29 septembre, la police met en place son dispositif par avance, chaque samedi, et l’accès au lieu du sit-in est impossible : le 13 octobre, la 707e manifestation n’aura pas lieu.

On cherche à enterrer la mémoire de ces centaines de disparus, comme a été enterrée la mémoire de tous les événements survenus sur Taksim, et dans le quartier attenant de Beyoglu.

Retour en arrière

Jusque dans les années 1920, « Taksim » était le territoire de casernes et de champs de manœuvre. C’était aussi le plus grand quartier « grec »1 de la ville, Pera (aujourd’hui Beyoglu), où vivaient également de très nombreux Arméniens. Leurs églises parsèment encore le quartier. Là se trouvait aussi le cimetière arménien de Surp Agop, où les Arméniens de la ville avaient projeté d’ériger un monument commémoratif de ce qu’on n’appelait pas encore le génocide. En 1939, le cimetière a été exproprié, puis le terrain utilisé pour la construction de la Maison de la Radio et de grands hôtels.

C’est sur ce terrain vague, et en bordure immédiate du quartier grec, qu’on a choisi de construire, en 1927, le monument de la République. L’emplacement est étrange puisqu’il ne s’agit nullement, à l’époque, du centre de la ville. Mais en 1923, la république a été fondée à la suite de la victoire sur l’armée grecque : à la limite de Pera, entre un cimetière arménien et la grande église de la Sainte-Trinité, il vise à rappeler à ces deux « minorités » qui est maître du pays.

La proximité du monument et du quartier grec est explosive. En septembre 1955, en pleine crise de Chypre, une foule manipulée par l’extrême droite se rassemble autour du monument, puis investit le quartier, frappe, viole, incendie, pille et saccage les magasins, les églises, les habitations. À la suite de cet immense pogrom, la population grecque de la ville passe de 100 000 à quelques milliers. Après le génocide de 1915, c’est la seconde grande phase du nettoyage ethnique. La place et le quartier sont devenus « turcs ».

L’immense place devient un lieu idéal de manifestation, et son contrôle un enjeu entre les forces politiques. C’est là qu’en 1976 se déroule le premier meeting syndical du 1er Mai. À nouveau, en 1977, une foule immense se rassemble sur la place, où la façade du centre culturel est recouverte d’une gigantesque toile représentant un ouvrier se libérant de ses chaînes. Mais le meeting tourne au drame : des snipers tirent sur les manifestants. La foule s’engouffre dans la petite rue Kazancı qui descend en pente raide vers le Bosphore ; 32 personnes décèdent étouffées ou écrasées, en plus de cinq morts par balles.

Aucune plaque commémorative ne rappelle ce drame de l’histoire de la gauche turque. La fonction même de la place, lieu de rassemblement, a été gommée : jusqu’en 2010, son accès est fermé aux manifestations autres que patriotiques.

Effacer Gezi

Enfin, en 2013, le mouvement de Gezi, du nom du jardin public attenant à la place, est déclenché par la volonté des autorités d’y construire un centre commercial. Dès la première tentative de couper les arbres, une foule se réunit, monte la garde. La protestation se répand et s’élargit en un mouvement social et politique qui va toucher toute la Turquie au cours du mois de juin. Un mouvement inédit par son ampleur et son autonomie par rapport à la vie politique traditionnelle. Le jardin, la place et le centre culturel sont occupés par une « commune » où tout est gratuit. Durant trois semaines, la façade du Centre culturel Atatürk, occupé, devient un immense panneau d’affichage révolutionnaire. Mais le 15 juin, la police a « nettoyé ».

Pendant quelques années, les murs du quartier furent des pages sur lesquelles se perpétua la mémoire de Gezi, et celle des victimes de la police : « Résiste, Istanbul ! Boucle-la, Tayyip [Erdoğan] ! » ; « Turcs, Kurdes, Arméniens, tous en révolte ! Ne pliez pas ! » Puis le régime s’est durci, sans cesse – et particulièrement après le coup d’État manqué du 15 juillet 2016.

Dès les premières heures qui suivent cette tentative, la place est investie par les manifestations de soutien à Erdoğan, dans une atmosphère de reconquête, avec des slogans de revanche explicites sur le mouvement de Gezi : « Ne laissons pas cette place à une poignée de vandales  ! » Un portrait d’Erdogan est suspendu à la façade du centre culturel, la presse pro-gouvernement commente : « Ceux de Gezi prétendaient “Taksim est notre forteresse”, voilà qui va les rendre fous ! »

«  Avons-nous rêvé ? », doivent se demander les personnes qui ont vécu la révolte du parc Gezi. Aujourd’hui, plus rien n’évoque cet épisode. Le jardin est toujours là, il est même mieux entretenu qu’avant. Le Centre culturel Atatürk, premier opéra et plus belle salle de spectacle de Turquie, a été démoli. En face, un théâtre historique, la « Scène de Taksim », avait été fermé en 2007 et détruit en 2008 pour laisser place à un centre commercial. Ainsi il n’y a plus rien de culturel sur Taksim.

La place était devenue turque, il fallait qu’elle soit musulmane. Le pouvoir, s’il a semblé reculer pour le jardin, a imposé la construction d’une immense mosquée. Désormais, elle domine la place, et, si elle n’est encore qu’à l’état de chantier, les haut-parleurs sont déjà installés ; l’espace sonore de Taksim, lieu emblématique de la république « laïque » et de la gauche, est écrasé par de tonitruants appels à la prière.

Les flux de circulation sont désormais souterrains : la place, qui était jadis un enfer de bruit et de gaz d’échappement, a été recouverte d’une dalle de béton. Elle est calme, mais sans caractère. Le monument de la République, ridiculement petit par rapport à la nouvelle mosquée toute proche, reste le seul vestige commémoratif. Tout le reste, tout ce qui s’est passé ici, a été écrasé, étouffé, recouvert.

Étienne Copeaux

Pour aller plus loin sur Istanbul et Gezi, voir le blog Susam-sokak. Du même auteur, lire aussi « Taksim, lieu de rien, lieu à conquérir », in Magali Boumaza, Faire mémoire : regards croisés sur les mobilisations mémorielles (France, Allemagne, Ukraine, Turquie, Égypte), L’Harmattan, 2018.


1 « Grec » désigne ici une population de religion orthodoxe et de langue grecque, reliquat de l’ancienne population de Constantinople, prise par les Turcs en 1453. Ces « Grecs » sont citoyens de la république de Turquie.

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