Ingouvernable Pays basque
Gaztetxe : punk, autogestion et répression
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Le quartier ouvrier de Deusto, à Bilbao, aligne ses barres d’immeubles hideuses héritées des années 1960. Dans ses profondeurs, accolée à une église baroque, une ancienne animalerie occupée, le Deustuko Lokala, s’affiche depuis vingt ans comme un relais contre-culturel.
Sur la façade trône une représentation célébrant le mouvement Black Power. À l’intérieur, un atelier de sérigraphie, un bureau féministe et d’éducation populaire, une bibliothèque et surtout une grande salle dont les fresques associent imaginaire de la piraterie, de la pêche et des luttes sociales. Un édifice de béton brut qui, les soirs de concerts amplifiés, suinte et résonne comme un chaudron sous pression. « En l’absence de loyer, de charges, tous les bénéfices de la petite buvette sont reversés aux groupes, explique Garikoitz, trentenaire lui-même chanteur dans plusieurs formations. Voilà comment nous sommes parvenus à faire jouer ici des références de la scène indé américaine, britannique ou d’Europe du Nord... ».
Souvent oubliés des analyses sociologiques, les gaztetxe – prononcer « gastétche » – sont pourtant une extension exceptionnelle du domaine de l’activisme politique radical. Littéralement « maison de jeunes » en langue basque, ce mouvement se définit par l’occupation, puis l’autogestion par des groupes de jeunes militants de locaux abandonnés ou sous-exploités. Que cela soit dans les centres urbains comme Bilbao, ou dans les villages montagnards, on en compterait au moins 400 sur l’ensemble du Pays basque, coté espagnol et français. À l’instar des premières communautés anti-autoritaires de Berlin, certains gaztetxe sont issus d’occupations sans droit ni titre, quand d’autres ont été arrachés de haute lutte1 – manifestations, blocages, pressions pré-électorales... Partout, le maintien d’un véritable rapport de force avec les autorités y ont exclu toute notion de normes de sécurité, de présence policière et de législation en matière d’alcool, et d’horaires.
Les gaztetxe surgissent à la fin de la dictature, au milieu des années 1970. Le lugubre Front de jeunesse franquiste est dissous, laissant nombre de locaux vides. De nouvelles pratiques festives naissent, à l’instar du mouvement punk ibérique. Sans compter les revendications indépendantistes ainsi que la persistance d’une pensée libertaire héritée de la CNT (Confédération nationale du travail) et d’un anarchisme rural singulier2. « L’occupation est une des voies pour créer des alternatives à la propriété, qu’elle soit individuelle ou collective, et pour refuser la société de consommation. Nos actes sont illégaux mais légitimes ! », déclarait ainsi la première coordination des gaztexte en 1984.
Les squats précurseurs surgissent dans des zones où l’usage de l’euskera dans la sphère privée reste exclusif, à savoir les vallées encaissées de Durango et de Guipuzkoa, bastions de la gauche radicale basque. Dans ces contrées, l’État espagnol connaîtra une longue crise de gouvernabilité, dont l’expression la plus visible sera la Kale Borroka (guérilla urbaine), faite d’affrontements et de destruction d’agences bancaires, de sièges de parti politique ou de commissariats. « Toutefois, dans les agglomérations, le phénomène des gaztetxe s’est rapidement distingué du nationalisme pour s’inscrire dans une lutte centrée sur l’émancipation et l’anarchisme », explique Nerea, une des premières militantes du Deustuko Lokala de Bilbao.
Si les gaztetxe englobent différentes sensibilités de la gauche basque, des pratiques communes s’esquissent dans cette effervescence politique : la musique amplifiée, les fresques murales, un style vestimentaire (grandes boucles d’oreilles et T-shirts colorés à rayures), les fanzines auto-édités, les revendications indépendantistes, le féminisme, l’antimilitarisme… Et si avec les années, les générations se renouvellent, l’assembléisme et la recherche du consensus sont à la base de toute décision collective.
Adolescent, David Jorge Dominguez découvre au Deustuko Lokala le punk-rock et l’anarchisme basque. Aujourd’hui docteur en philosophie politique, il enseigne à l’Université Complutense de Madrid. « Dans nos sociétés, les expériences de participation active et d’autogestion sont rares, analyse-t-il. Les gaztetxe ont constitué un espace de partage et de démocratisation de la culture dans le sens authentique du terme. »Au fil des années, les gaztetxe ont aussi intégré les préoccupations environnementales et pro-migrants. Dans la ville de Gazteiz, Errekaleor, un des plus grands quartiers occupés d’Europe, est devenu autosuffisant du point de vue énergétique grâce au solaire tandis qu’à la frontière franco-espagnole, des dizaines de migrants sont accueillis au gaztetxe Lakaxita d’Irun.
En marge des célèbres fêtes touristico-taurines, depuis 1994, l’immense Euskal Jai à Pampelune était devenu l’épicentre de fêtes alternatives et féministes. Son évacuation au bout de quatre jours d’affrontements, août 2004, signera le début de la contre-offensive des autorités. En effet, à partir du sommet de Seattle3, un nouvel ordre sécuritaire s’instaure, caractérisé par la militarisation de la gestion policière et les arrestations préventives. Ce phénomène s’est avéré d’autant plus fort en Espagne du fait du franquisme sociologique4 et de l’État d’exception plébiscité dans la lutte contre l’organisation armée ETA.
La menace vient aussi des promoteurs immobiliers et du réaménagement urbain. Bilbao est ainsi passé en trente ans d’une urbanisation industrielle repoussante à une destination touristique de choix après l’implantation du musée Guggenheim. C’est dans ce contexte qu’est survenue l’expulsion du Kukutza, une usine désaffectée dans le quartier Errekalde.
Depuis 1996, ce gaztetxe hébergeait une salle de concert, un espace circassien, des cours de danse, un mur d’escalade, un théâtre, une salle d’arts martiaux… « Kukutza était l’expression d’un mouvement social et culturel actif, intégré dans la vie du quartier. Et ce avec un coût limité pour ses usagers. Or son existence physique rendait inutile toute autre structure institutionnelle », explique Ramón Zallo, universitaire spécialiste des politiques culturelles.
Le 21 septembre 2011, fait inédit depuis la fin de la dictature, une centaine de policiers et l’Ertzaintza (police basque) bouclent l’ensemble du quartier Errekalde. Derrière ce dispositif impressionnant, des milliers de soutiens, venus parfois du Pays basque français, hurlent leur désapprobation, tentant même de s’interposer physiquement.
Pendant deux jours la situation dégénère en émeute. Les occupants de Kukutza se sont barricadés. Mais grâce au renfort de deux tanks et d’un hélicoptère qui dépose des troupes sur le toit, ce raid militaro-policier parvient à déloger les activistes. Une image d’un autre temps marquera alors les esprits : une vingtaine de militants, agenouillés et mains derrière la tête, sont pointés par les armes d’agents cagoulés. Le bâtiment sera détruit dans la foulée. Au total, soixante-quatre personnes sont interpellées, dont dix-neuf seront condamnées en 2015 à neuf mois de prison pour « désordre public ».
Aujourd’hui, c’est au tour du gaztetxe Sugarra, dans l’ancien hôpital de Lizarra, que le gouvernement autonome de Navarre tente d’expulser. Si le Pays basque est un laboratoire pour l’expérimentation sociale, il l’est aussi pour le maintien de l’ordre…
1 Jtxo Estebaranz, Guerre à l’État : Luttes autonomes et expériences alternatives au Pays basque (1980-1992), éditions Libertalia, 2011.
2 Incarné par le médecin Isaac Puente Amestoy, fusillé par les troupes franquistes en 1936.
3 Sommet de l’Organisation mondiale du commerce qui s’est tenu en novembre 1999.
4 Défini comme la permanence dans la société espagnole de structures sociales, d’idéologies et de réseaux hérités du franquisme.
Cet article a été publié dans
CQFD n°170 (novembre 2018)
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Paru dans CQFD n°170 (novembre 2018)
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Illustré par Marine Summercity
Mis en ligne le 30.11.2018
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