Mythe national et négationnisme

Turquie : Au pays du consensus obligatoire

« Je crois que la société turque est une société profondément schizophrénique qui perd le contact avec la réalité. Il y a des raisons historiques à cela. La Turquie refuse d’affronter son passé, ses crimes, les massacres du tout début du XXe siècle et cela a un effet d’accumulation », expliquait récemment l’écrivaine Asli Erdogan1, menacée de la prison à perpétuité pour son soutien aux droits des Kurdes. Spécialiste du nationalisme turc, Étienne Copeaux revient pour CQFD sur les racines de cette schizophrénie.

Avant la fondation en tant qu’État-nation de ce qu’on appelle la Turquie en 1923, l’Empire ottoman était constitué autour d’un noyau de population politiquement dominant, les musulmans. La dénomination de « Turcs » pour désigner ces musulmans est source de confusion. En réalité, il s’agit de Kurdes, d’Arabes, de Bosniaques, d’Albanais, de Tcherkesses, etc. Cette population côtoie des « minorités » définies par leur seule religion : les orthodoxes (souvent appelés « Grecs »), les Juifs et les Arméniens. À la fin du XIXe siècle, un discours national turc apparaît parmi les intellectuels « turcs » (azerbaïdjanais, tatars, turkestanais) issus de l’Empire russe et réfugiés à Constantinople après 1905. Il est basé sur une notion de « turcité » raciale et linguistique, qui va chercher une « authenticité », une « pureté » dans le centre de l’Asie. Grosso modo le discours historique est déjà prêt.

Détruire la société plurielle

Par Maïda Chavak.

Ce récit va être celui d’un peuple idéalisé, et non celui d’un territoire. L’histoire des populations anatoliennes qui vivent sur la terre devenue Turquie n’intéresse pas le nationalisme turc. L’Anatolie, où les Turcs sont arrivés au XIe siècle, n’a pas d’histoire propre. Celle qui se forme en même temps que le nationalisme est « l’histoire des Turcs », dite aussi « histoire nationale ». Le champ géographique de l’histoire enseignée couvre toute l’Asie, le Proche-Orient et l’est de l’Europe.

Dans ce nouvel État qu’est la Turquie de 1923, la plus grande partie de la population non-musulmane a été éliminée : les Arméniens par le génocide de 1915 et la majorité des orthodoxes par une double déportation de masse, dite « grand échange », en 1923. Inversement, des millions de musulmans des Balkans et du Caucase ont gagné l’Anatolie. En 1923, près de la moitié de la population anatolienne était ainsi constituée de musulmans immigrés, qui vivaient dans un cadre architectural (maisons, immeubles, etc.) « abandonné » par les Arméniens et les orthodoxes. On leur enjoignait d’ « être turcs » et d’en être fiers.

La fable des kémalistes

La république fondée par Mustafa Kemal Atatürk devait donc inventer un récit national pour fédérer cette agglomération de peuples désorientés par dix ans de guerres et d’horreurs. Ce récit ne pouvait être pluriel, puisqu’il n’y avait presque plus de non-musulmans. Atatürk en personne a alors pris les choses en main, créant une institution spéciale pour l’élaboration de la nouvelle histoire. Un groupe d’intellectuels dévoués a mis au point un mythe ahurissant, dont les fonctions étaient claires : empêcher toute revendication territoriale arménienne ou grecque, effacer l’histoire des peuples anatoliens et redonner leur fierté aux populations musulmanes rassemblées en Anatolie.

La fable inventée par les kémalistes raconte qu’une brillante civilisation urbaine turque aurait prospéré sur les rives d’une mer intérieure en Asie centrale, asséchée au VIIe millénaire avant J.-C. par un changement climatique. Ces premiers Turcs auraient donc dû migrer vers toutes les extrémités de l’Eurasie : Chine, Inde, Mésopotamie, Égypte, Anatolie, Grèce, Crète, Italie, Europe. La civilisation serait née, dans le monde entier, de cette migration, avec l’introduction de l’agriculture et de l’élevage, l’irrigation, la diffusion des céréales. Les Turcs auraient également apporté l’urbanisme, l’organisation politique, la démocratie parlementaire, l’égalité entre les sexes, la tolérance religieuse, etc. Les « scientifiques » réunis par Mustafa Kemal ont même prétendu que les Sumériens, les Hittites, les Étrusques, les Crétois, etc. étaient en fait des Turcs. C’est un récit extraordinairement narcissique.

Synthèse turco-islamique

Ce mythe des origines a été introduit dans de nouveaux manuels scolaires en 1931 et est resté la base de l’enseignement de l’histoire pendant des décennies. Il avait une fonction première : masquer toutes les violences de 1912-1923 à l’encontre des minorités. Certes très atténué à partir des années 1960-1970, ce récit n’a jamais été réfuté officiellement : il fait partie de la politique négationniste.

Dans le dernier tiers du XXe siècle, ce récit des origines reste en place mais de façon implicite. La définition ethnique du Turc continue de prévaloir. Il n’y a donc pas de place pour les Kurdes, à moins de prétendre qu’ils ne sont qu’une branche de la « race » turque.

Dans les manuels scolaires de la fin du XXe siècle, l’idéologie de la synthèse turco-islamique impose une nette identité musulmane, une identification aux héros de l’islam autant qu’aux héros de la turcité. « Porte-drapeaux et boucliers de l’islam », les Turcs l’auraient sauvé de la sclérose, avant d’étendre son domaine, notamment en Europe. Conséquence implicite : on ne peut être un vrai Turc si l’on n’est pas musulman. Le paradoxe est que cette « synthèse turco-islamique » a été favorisée par les militaires auteurs du coup d’État de 1980 [réputés dépositaires de laïcité, Ndlr] ; ils ont également encouragé l’enseignement religieux et le retour des confréries, pensant ainsi faire rempart au communisme.

Conformisme universitaire et résistances

Le retour du religieux ne date donc pas d’Erdogan. Et il ne s’agit en réalité que d’un retour du refoulé, car la fausse laïcité mise en place par Atatürk n’était qu’un autre masque apposé sur les conditions de la création de la Turquie, un État né de l’élimination des non-musulmans ! Erdogan et son parti, l’AKP, apparaissent ainsi comme l’accomplissement des politiques antérieures et de l’idée de synthèse turco-islamique.

Ce discours hégémonique d’État a fortement pollué la recherche universitaire. Dans la vie intellectuelle, le négationnisme et le conformisme restent des garanties de carrière, de promotion. L’Histoire fait partie de ce que j’appelle « le consensus obligatoire », comme la question kurde, celle du génocide... Celui qui ne s’y conforme pas se voit progressivement exclu de la société, au moins professionnellement.

Malgré tout, la Turquie est un pays où les courageux sont en nombre ! À ma connaissance, la première mise en cause de ce récit historique narcissique et de la dissimulation de la réalité kurde est due au sociologue Ismail Besikçi, qui a payé de 17 ans de prison son obstination intellectuelle. Puis en 1992, Büsra Ersanli a soutenu une thèse très importante, publiée sous le titre Le Pouvoir et l’Histoire2. Dans le même esprit, mon propre travail d’analyse des manuels scolaires sur soixante ans a été immédiatement traduit, publié en 1998, et très lu depuis par les enseignants.

Lever la chape de plomb

Parallèlement, le travail historiographique s’est complètement renouvelé, grâce à une institution privée, la Fondation turque d’histoire, regroupant des intellectuels refusant d’inféoder leurs recherches à l’État. Ce dernier a lui-même favorisé, à la fin du siècle passé, la création d’universités privées. Si le concept est très impopulaire en France, je crois qu’il s’est finalement révélé bénéfique pour la Turquie, car l’enseignement et la recherche ont pu partiellement échapper au contrôle étatique. Ainsi de l’université Bilgi à Istanbul, qui a été la première à organiser en 2005 un colloque exclusivement consacré au génocide des Arméniens.

Une première génération d’historiens a réussi à lever la chape de plomb. Et les librairies proposent aujourd’hui des rayons très fournis sur bien des sujets restés longtemps tabous, comme le génocide, la répression contre les Kurdes, l’histoire des Kurdes et des alévis, celle des grands massacres de Kurdes du XXe siècle, les pogroms de Juifs, etc. Au final, une historiographie très stimulante. Et soutenue par le monde de l’édition, grâce à des personnes remarquables. Parmi elles d’exemplaires traducteurs, qui n’ont pas peur de la répression et de la prison, comme le couple d’éditeurs Zarakolu, des éditions Belge (prononcer « belgué »), qui ont publié dès 1995 Le Génocide, ouvrage de l’Arméno-Américain Vahakn Dadrian. Ou encore, les fondateurs des éditions Iletisim, dont un responsable, Osman Kavala, a récemment été arrêté. Taner Akçam fut le premier à aborder de front la question du génocide : son ouvrage L’Identité nationale turque et la question arménienne a été publié dès 1992 chez Iletisim. Enfin, en France même, il existe une génération de jeunes chercheurs doctorants d’origine turque, qui travaillent de manière complètement indépendante de l’historiographie officielle, y compris sur le génocide des Arméniens.

Bien entendu tout ce travail est menacé par la répression. Celle-ci a toujours frappé les intellectuels non conformes3, mais elle atteint désormais, depuis l’été 2016, des dimensions inouïes. Il n’est plus possible de s’exprimer librement, et les chercheurs encourent des sanctions beaucoup plus graves : interdictions professionnelles et peines de prison se comptent par milliers.

« En exterminant les Arméniens, en expulsant les orthodoxes, les Turcs ont détruit leur propre monde, celui d’une société plurielle dans laquelle ils avaient vécu depuis le Moyen Âge. Tout en profitant des biens “abandonnés” par les non-musulmans, ils ont perdu voisins, amis, artisans, commerçants, agriculteurs, éleveurs, et toute une structure économique. »

Extrait de « La violence et ses masques – Notes préparatoires », article d’Étienne Copeaux mis en ligne le 27/11/17 sur le site Susam-Sokak.


1 Dans « Asli Erdogan persiste à parler, même si cela peut lui valoir la prison à vie », article mis en ligne le 27/11/17 sur le site de L’Autre Quotidien.

2 Le Pouvoir et l’Histoire. La genèse des thèses de « L’histoire officielle » en Turquie, 1929-1937 (Iktidar ve Tarih. Türkiyede « Resmi Tarih » Tezinin Olusumu, 1929-1937 – 1re éd.1993), Istanbul, Ilitesim Yayinlari, 2003.

3 À l’image de la sociologue Pinar Selek, emprisonnée dès 1998, torturée, plusieurs fois condamnée à la prison à vie, et qui a dû se réfugier en France.

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