À la découverte des anabaptistes
Rage against the papists
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Ça commence par une rouste à coups de badine. Telle une masse d’albâtre sur un fond noir, le poing du père s’élève avant de cravacher le cuir tendre de son andouille de fils : « Par la Sainte Vierge ! Je t’apprendrai à vouloir devenir prêtre ! C’est une vie de fainéant que tu désires ? Alors que ta mère et moi nous nous esquintons pour toi ! Que Dieu me foudroie si nos curés sont d’honnêtes et bons chrétiens ! Tu iras à la mine ou tu quitteras cette maison ! » Martin Luther se relève la gueule en sang. Et comme sa mystique ne cesse de le tarauder, il attrape son bâton de pèlerin et s’en va « gagner lui-même le dur apprentissage de la vie ».
On connaît le destin de Luther, futur dynamiteur de la papauté catholique et père du protestantisme. Ce qu’on connaît moins, c’est le terreau sur lequel grossit la rebuffade théologique. Tandis que les paysans allemands du début du XVIe siècle crèvent la dalle sous le faix d’un féodalisme millénaire, les planqués du clergé se vautrent dans une dépravation autant spirituelle que matérielle. Tout le monde a ainsi entendu parler du business des indulgences par lequel l’Église fait gonfler son matelas d’oseille : en échange d’un peu de monnaie lâchée au prélat, le pécheur s’achète du sursis pour le purgatoire. En ces temps hautement superstitieux, ces petits arrangements avec le divin s’avèrent des plus juteux. Et participent à nourrir une série de frondes paysannes contre la junte des papistes. Jusqu’à son acmé : le siège de la ville de Münster en Westphalie (février 1534-juin 1535). S’y sont en effet retranchés les partisans d’une « scission » protestante égalitaire : les anabaptistes.
Orbites creuses et pupilles dilatées
« Ainsi, souvent considérés comme une sorte de proto-communistes, les anabaptistes auront développé une idéologie de la révolution étonnamment moderne, construite par des intellectuels et destinée à apporter au peuple la force de la rébellion », explique l’auteur David Vandermeulen dans la postface de l’édition intégrale de La Passion des anabaptistes.
Superbe objet de plus de deux cents pages, pour lequel les auteurs ont poussé le vice jusqu’à exhumer cette vieille typographie d’époque où le « s » long s’écrit « f » et le « u », inexistant alors, s’écrit « v ». Ne traitons pas avec trop de légèreté cette coquetterie graphique, car force est de constater qu’elle participe à son échelle à l’ambiance lourde et oppressante, forcément datée, du récit.
Pour donner chair aux sans-dents de l’époque, le dessin d’Ambre (alias Laurent Sautet) est d’une noirceur à couper le souffle. Sautant de case en case, l’œil ne sait pas s’il a affaire à une gravure saisie sur le vif ou à une sorte d’avatar de tapisserie médiévale. À l’image de cette double page stupéfiante : au centre, la ville fortifiée de Münster, et à quelque lisière de là, les sept fortins construits par l’ost assiégeant du prince-évêque Franz von Waldeck. La scène fourmille de détails : un moulin en feu, des canons qui éructent, deux cuistots faisant tambouille, des armées formant tenaille aux abords de la ville autoproclamée « nouvelle Jérusalem ». Mais c’est dans l’art du portrait, dans la photographie de ces gueules d’ombre, que la plume d’Ambre provoque le plus de malaise. Comme si exaltations insurrectionnelles et fièvres messianiques s’étaient fécondées mutuellement pour donner naissance à ces orbites creuses, ces nez en piton rocheux, ces pupilles dilatées d’effroi. En hachure ou en plâtrée, il en fallait de cette encre bien noire pour traduire ces angoisses contraires du petit peuple : survivre au jour le jour et œuvrer au salut de l’âme.
Trois figures majeures rythment l’épopée des chrétiens radicaux : Joss Fritz, Thomas Müntzer et Jan van Leiden. Fritz fut un des leaders du Bundschuh, une conjuration paysanne née dans l’Alsace de 1493. Ensuite, l’ancien mercenaire a parcouru du pays et rencontré la Vierge. Il enflamme alors une poignée de miséreux de Rhénanie : « Car la Vierge m’a annoncé que la renaissance du Bundschuh était imminente et que, dorénavant, il ne devrait plus y avoir d’empereur ! de princes, ni de papes ! ni plus aucunes autorités spirituelles ou temporelles ! »
De cet appel à la saine colère populaire allait naître plus tard la secte révolutionnaire des anabaptistes. Brève, violente et patriarcale, elle aimanta au-delà des classes sociales avec son credo appelant à plus de justice sociale : « L’on vit les riches jeter aux cochons leurs manteaux, leurs pourpoints de drap d’or ou de velours. Les dames jeter leurs colliers de perles, leurs parfums de Chypre. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°161 (janvier 2018)
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Paru dans CQFD n°161 (janvier 2018)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Mathieu Léonard
Mis en ligne le 03.01.2019
Dans CQFD n°161 (janvier 2018)
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