Carnets de voyage

Algérie, octobre 2017. Rencontres autour du roman national, de la doxa et des dissidences.

Dans le dossier de janvier, en kiosque à partir de vendredi 5 janvier, CQFD s’aventure sur le terrain miné de « l’histoire comme champ de bataille », où se pose la résistance d’une « histoire par le bas » face aux tentatives de nous faire avaler tout cru du récit national.
Voici un article exclusif de ce dossier pour la version numérique de CQFD !
À l’occasion d’un voyage en Algérie, l’historien Nedjib Sidi Moussa1 nous renvoie les échos des débats à fleur de peau sur l’histoire et les mémoires algériennes postcoloniales.

Mon nouveau passeport biométrique en poche, je pouvais enfin retrouver l’atmosphère de la République algérienne démocratique et populaire (RADP) qui commençait à sérieusement me manquer. En effet, l’ambiance des consulats – qui a énormément changé ces derniers mois en raison de la modernisation de l’appareil bureaucratique – mettait à rude épreuve ma phobie administrative. En bon enfant d’exilés, il me fallait revoir en priorité ma famille élargie, sans oublier les amis, collègues et camarades rencontrés durant mes années de thèse. En bon universitaire précaire, je refusais toutefois l’idée de me rapprocher de mon précédent terrain de recherche sans statut ni salaire.

Problème : je restais un descendant de partisans de Messali Hadj2 et je devais séjourner dans l’un des derniers bastions de son Mouvement national algérien (MNA) – accessoirement le village de ma mère... Ainsi, à peine avais-je foulé le sol de la RADP qu’un grand-oncle me proposait, entre deux accolades, de voyager à travers le pays prénatal pour retrouver des sépultures de combattants MNA, aller à Tlemcen me recueillir sur la tombe du pionnier du nationalisme révolutionnaire ou visiter Melouza-Beni Illemane où fut perpétré un massacre antimessaliste, en 1957, par une unité se réclamant du FLN. J’imaginais des retrouvailles plus joyeuses et je dus refuser, faute de temps, car d’autres tombes attendaient mes larmes.

Mais on n’échappe pas à son histoire, surtout dans le « pays le plus mystérieux au monde » d’après une récente couverture de l’hebdomadaire français Le Point (sic).

Un 17 octobre à l’envers

Hakim Addad, un militant antiraciste ancré à gauche et fondateur du Rassemblement actions jeunesse (RAJ), nourrissait d’autres ambitions me concernant. En effet, par un hasard du calendrier, mon arrivée à Alger coïncidait avec la commémoration de la répression sanglante des manifestations nationalistes du 17 octobre 1961 par la police parisienne [photo]. Malheureusement, je ne me voyais pas du tout donner une conférence publique sur cet épisode dramatique. Et cela pour une raison très simple : il m’aurait fallu me plonger dans quelques ouvrages de référence que je n’avais plus sous la main. En revanche, je me déclarais disponible pour animer une discussion après la projection d’un documentaire, d’autant que j’étais ravi de rencontrer des militants algérois, jeunes ou moins jeunes.

Manifestation du 17 octobre 1961. Photo de Georges Azenstarck.
© Georges Azenstarck

L’événement se déroula au Sous-Marin, un des trop rares espaces à Alger où il est encore possible d’organiser des manifestations culturelles ou politiques dans un cadre non étatique. Son ouverture doit beaucoup à l’énergie déployée par Kader Fares Affak, acteur (on pouvait le voir dans Les Bienheureux ou le chef-d’œuvre Inland) et militant du Mouvement démocratique et social (MDS), une organisation issue du Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS), qui met à disposition une partie de son local. Les interventions débutèrent sur un ton très patriotique, chargé d’émotion, en rendant hommage aux martyrs et combattants de l’indépendance. En accord avec Hakim Addad, je décidai d’orienter la discussion sur les enjeux contemporains du 17 octobre, qui, en Algérie, correspond à la « Journée nationale de l’émigration » comme le rappelaient quelques affiches apposées sur les murs de la capitale. Le journal El Watan, un quotidien francophone influent du pays, consacrait une pleine page à la répression du 17 octobre 1961 mais uniquement à travers la problématique de la reconnaissance d’un crime d’État par les autorités françaises, rejoignant en cela une certaine doxa.

Pour ma part, je préférais souligner que l’engagement anticolonialiste de l’émigration ouvrière ne pouvait être réduit à cette date. Que faisait-on de la création de l’Étoile nord-africaine (ENA) à Paris en 1926 ou de celle du Parti du peuple algérien (PPA) à Nanterre le 11 mars 1937 ? Par ailleurs, les militants du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) – autre appellation du parti messaliste – s’étaient déjà confrontés à la police parisienne, notamment lors de la manifestation du 14 juillet 1953 qui se solda par sept mort et des dizaines de blessés, ainsi que le mentionne l’auteur et réalisateur Daniel Kupferstein dans Les balles du 14 juillet 1953. Enfin, était-il possible de soulever la question de la répression et du racisme au-delà du moment colonial ? J’avais en tête la répression des émeutes d’octobre 1988 ou du Printemps noir de Kabylie en 2001 ainsi que, plus près de nous, les rafles de migrants subsahariens suivies d’expulsions qui scandalisaient les militants antiracistes.

L’échange se poursuivit, sans tabou, avec franchise et courtoisie, tandis qu’un clivage semblait se faire jour. Les uns, notamment les plus jeunes, estimaient que les autorités françaises devaient, en raison de la colonisation et ses crimes, faire un geste symbolique sous forme d’excuses, de réparation ou de repentance. Les autres, surtout les plus expérimentés, estimaient que le peuple algérien avait défait le colonialisme et qu’il n’y avait donc rien à demander à l’État français. La lutte sociale et politique devait désormais se mener en opposition aux institutions locales et dans un esprit internationaliste.

L’historien, le salon du livre et le boycott

Autre rendez-vous pris, comme à chacun de mes passages à Alger, avec Daho Djerbal, enseignant à l’université et directeur de Naqd, l’une des très rares – si ce n’est la seule – revue critique du paysage éditorial national. L’historien me reçut dans son bureau provisoire prêté par une avocate amie. Nous abordâmes de nombreux sujets, notamment les questions relatives aux enjeux de l’écriture de l’histoire du mouvement indépendantiste et de la révolution coloniale. Notre conversation me remémorait les propos échangés avec un universitaire oranais au sujet de la prégnance, chez de nombreux étudiants, d’un récit historique idéalisant l’action de l’association des Oulémas (savants religieux) et de ses fondateurs comme Abdelhamid Ben Badis – qui valorisaient l’arabité et l’islamité dans le cadre colonial.

On me raconta d’ailleurs le choc de certains étudiants quand ils découvraient les textes plutôt modérés de ce courant comparés à la radicalité des positions de l’ENA ou du PPA de Messali, longtemps occulté après 1962. Conséquence de la bigoterie ambiante et du recul du matérialisme, l’épopée indépendantiste serait d’ailleurs revisitée chez certains jeunes à travers un prisme étroitement religieux : les nationalistes ne se seraient donc plus battus contre les injustices du système mais pour le triomphe de l’islam… D’autre part, nombre de ces étudiants issus de couches sociales plus diversifiées en raison de la massification de l’enseignement seraient désormais monolingues (arabophones), rompant progressivement avec un bilinguisme, voire le trilinguisme pour les berbérophones. Ce qui pourrait être compris comme un processus logique, pose en réalité le problème de la capacité des futurs historiens à travailler directement sur des documents dans une autre langue que l’arabe pour la séquence 1830-1962, voire au-delà.

Sur un autre plan, Daho Djerbal s’était trouvé malgré lui sous les feux de l’actualité après avoir été désinvité par les organisateurs du très officiel et néanmoins très populaire Salon international du livre d’Alger (SILA). Dans un premier temps, il fut sollicité pour participer à la rituelle rencontre programmée le 1er novembre – date anniversaire du déclenchement de la lutte armée contre le colonialisme français en 1954 – et intitulée « Autopsie du colonialisme », notamment aux côtés de l’universitaire français Olivier Le Cour Grandmaison. Mais, le 10 octobre, Daho se vit signifier par téléphone qu’il n’était plus le bienvenu en raison d’un texte politique publié dans la presse le mois précédent. Avec d’autres intellectuels algériens comme le sociologue Aïssa Kadri, il avait signé un appel pour l’organisation d’une élection présidentielle anticipée, d’une période de transition et d’une assemblée constituante partant du constat que « le processus de déliquescence de l’Etat algérien [était] bien avancé. » Suite à cette censure, les deux universitaires algériens dénoncèrent, dans un communiqué relayé par la presse, une « vengeance de bas étage ». Cette interdiction suscita l’indignation dans les milieux intellectuels et militants de l’opposition. Elle reçut même un écho international dans la mesure où Olivier Le Cour Grandmaison fit connaître son refus de se déplacer en solidarité avec ses confrères algériens.

Cette affaire coïncida avec une autre initiative, émanant de la journaliste et romancière Sarah Haidar, auteure de La Morsure du coquelicot et qui lança, fin septembre, une pétitionféministe et anticléricale appelant au boycott du SILA en raison des propos tenus par le commissaire de l’événement, Hamidou Messaoudi. Usant d’un humour des plus douteux, ce dernier avait souligné l’«  utilité  » de la brochure intitulée Comment battre sa femme. Le microcosme progressiste se partageait depuis entre boycott total, retrait des activités officielles et participation aux seules initiatives des éditeurs en raison de leurs difficultés financières.

La transgression des journalistes, romanciers et poètes

De retour au Sous-Marin, le 26 octobre, je revis quelques visages désormais familiers comme Kader Fares Affak, Sarah Haidar et Adlène Meddi, journaliste et romancier. Cet espace accueillait, dans un cadre chaleureux, un SILA alternatif inauguré par les poèmes de Sihem Benniche et une conférence sur la transgression en littérature. Adlène Meddi y déclara : « La première transgression dans la société où nous sommes, c’est d’être soi-même et se réapproprier quelque chose dont on nous a toujours expliqué que ça ne nous appartient pas. Notre corps ne nous appartient pas. Il appartient à dieu, il appartient au wali, il appartient à l’État, il appartient au père, à la mère, à la famille, à la tradition. Notre corps ne nous appartient pas.  » Être transgressif dans l’Algérie d’octobre 2017, c’est donc se réapproprier son corps mais aussi l’espace public et son histoire écrite par d’autres. Avec 1994, l’écrivain raconte le climat des années 1990 à El-Harrach, une ville populaire de la banlieue algéroise. Dans cette autofiction se télescopent les rancœurs héritées du combat indépendantiste et les horreurs de la lutte antiterroriste. C’est le récit de sa génération qui n’a pas connu le colonialisme français mais le socialisme bureaucratique et l’hégémonie islamiste.

C’est une nouvelle page de l’histoire à écrire à l’heure de l’omniprésence des hérauts du capitalisme, de l’envahissement des téléphones portables et de la disparition des journaux de papier. Mais tant que 1871 demeure associée à la Commune de Paris et à l’insurrection de Kabylie, tant que Guy Debord et Mohamed Saïl restent dans les têtes d’une poignée de révoltés, alors « mazal kayene l’espoir » comme le chantait Cheb Hasni.


1 Auteur de La Fabrique du Musulman, éditions Libertalia, 2017.

2 Le courant messaliste fut marginalisé au sein du mouvement de libération après une sanglante lutte fratricide durant laquelle l’hégémonie du FLN s’est imposée.

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