Bluegrass country blues

Notre ami vigneron nous transporte outre-Atlantique où les transports amoureux finissent mal sur fond d’agriculture intensive et d’incompréhension religieuse entre latinos et rednecks.

Steeve est un paysan du Kentucky dont le domaine s’étend sur 6 000 ha le long de l’Ohio, affluent du Mississipi. Il est souvent sur les routes, au volant d’un énorme tracteur enjambeur, ses différentes parcelles étant disséminées sur un rayon de trente kilomètres. Pour enfouir de grandes quantités d’ammoniaque, son engin est guidé par satellite, histoire de ne pas repasser deux fois dans le même sillon. Lorsqu’il sème du blé, de l’orge, du maïs, du soja, son semoir « Apach’ », une fois déployé, fait 30 mètres d’envergure. Son boulot consiste à surveiller les capteurs électroniques, à se faire expliquer par portable comment se dépanner sur le champ. Il n’y a pas que le nom de son semoir qui lui rappelle la culture indienne, il y a aussi, lorsqu’il laboure, les pointes de flèches et les tomahawks qui sortent du sol.

Une partie de ses terres a été conquise sur les rives marécageuses de l’Ohio et, pour drainer, il a dû enterrer à 1,80 m de profondeur, sur des kilomètres, un serpent de plastique.

Steeve est toujours habillé avec élégance, très attentionné avec les femmes et les amis, jovial, il aime afficher son côté rebelle, ne respecte pas beaucoup le code de la route, chante souvent, écoute du country, du blues. Il boit du bourbon au drugstore, sauf le dimanche, jour où le sheriff local, d’obédience baptiste, en interdit la vente. Sa famille, elle, est d’origine irlandaise, catholique. Il a eu deux enfants, puis a divorcé. Comme il s’ennuyait, et qu’il avait de l’argent à investir, il décida, avec deux ou trois collègues, de diversifier ses activités : ils organisèrent un voyage d’affaires en Bolivie, à la recherche de terres à louer (élevage, céréales).

Là-bas, ils sont reçus par Hélène, une belle jeune fille, mince, cultivée, qui leur sert d’interprète et les guide dans le dédale des formalités administratives. Steeve se sent tout de suite amoureux : après le troisième voyage Hélène tombera enceinte. Mais elle se fait prier pour le suivre aux States. Pourtant la famille de Steeve insiste, prépare tout pour que le couple s’installe dans une maison du domaine, semi-enterrée afin de résister aux ouragans. On trouve d’ailleurs sur place une vaste habitation pour chaque foyer (parents, sœurs), avec beaucoup d’espace autour, des hangars et des silos, un étang, et de longues allées rectilignes.

La naissance du bébé approche, Hélène débarque enfin. Elle est reçue comme une petite reine, un 4x4 rutilant est à sa disposition, le tiroir de l’armoire est bourré de dollars, elle n’aura qu’à y puiser pour faire les courses. C’est l’opulence.

Mais, première déception pour la famille, Hélène veut expédier la cérémonie obligatoire du baptême et ne prévoit aucune festivité. Sur l’insistance de ses amis français, invités pour l’occasion, on ira au Milkshake Shop acheter un gros gâteau carré, blanc et bleu : sous la note, de 14,57 dollars, est imprimée la liste de tous les ingrédients, une trentaine. Les convives garderont la langue teinte en bleu jusqu’au soir.

Hélène découvre l’immensité de cette plaine, l’herbe bleu-vert à perte de vue et elle commence à trouver qu’un grand vide habite ce grand espace. Steeve lui fait visiter des villages qui ont été fondés autrefois par des Shakers : il s’agit des membres d’une secte religieuse qui veille à une séparation rigoureuse des deux sexes car elle voit dans le mariage l’origine et la cause des maux de l’humanité ; elle prône donc le célibat, la confession des péchés, la communauté des biens, le renoncement au monde, l’égalité des sexes. On est là près du noyau puritain d’où sont sorties toutes les sectes. Si pour lui ce sont des vieilleries, Hélène revient de la visite troublée… et confortée dans ses convictions. Elle ne tardera pas à trouver obscène l’opulence de sa belle-famille, elle évoque leur misère morale, fait savoir qu’il faudrait redistribuer tous ces biens ; elle ne critique pas tant la richesse de Steeve que son envie d’en profiter. Hélène refuse obstinément de se marier. Steeve comprend enfin qu’elle est membre d’une secte évangéliste, comme il y en a tant en Amérique du Sud ; si elle a accepté de venir le rejoindre, c’est un peu dans l’idée de l’évangéliser, lui et sa famille.

Par Ferri.

Si la religion de Steeve est une religion pacifiée, œcuménique, où l’on ne se pose plus la question de l’existence de Dieu, celle d’Hélène est une religion de combat, on s’y pose la question du sens du monde ; elle est incompatible avec le mode de vie étatsunien. Et c’est le clash ! Hélène quitte le domaine avec son enfant, et part s’installer dans la petite ville proche ; Steeve, correct jusqu’au bout, lui verse une pension alimentaire suffisante pour élever l’enfant. Hélène a rejoint une association de bénévoles qui s’occupe des immigrés mexicains. Comme elle a refusé de se marier, qu’elle n’a pu bénéficier de la dernière vague de régularisations, que son passeport bolivien est périmé, elle se retrouve sans papiers et prisonnière de l’Amérique du Nord.

Steeve savait déjà que la religion peut l’empêcher de boire un verre le dimanche, mais pas de faire des affaires ; d’ailleurs le puritanisme d’Hélène ne lui reproche pas la recherche de biens terrestres par le travail, ni la possession elle-même. Mais il a découvert que la religion peut lui reprocher la jouissance de la richesse, le repos dans la possession.

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