Dans son documentaire Les Paysans de demain – Le Champ des possibles, diffusé en décembre dernier sur France 5 [1], Marie-France Barrier filme des néoruraux et agriculteurs anciennement « conventionnels », qui se consacrent désormais à des pratiques agricoles à l’échelle humaine, avec optimisme et enthousiasme. Pierre, ancien pilote de ligne, retrouve ainsi sens à sa vie en devenant maraîcher bio dans le bocage normand. Dans l’Eure, Lina, ex-agent immobilier, et son compagnon s’installent en agroforesterie et cultivent leur « petit paradis », entourés d’une mer de pesticides. Dans le pays de Caux, Olivier, ancien céréalier à la tête de 300 hectares, prend conscience qu’il est plus que temps de cesser d’appauvrir les sols. Dans le Jura, Valentin, jeune étudiant destiné à la haute fonction publique, revient sur ses terres natales et se convertit avec son père, vigneron « radi », à la viticulture biologique. En Corrèze, une ferme collective de jeunes néoruraux fonctionne en polyculture et retisse du lien social…
Radicalité paysanne
À cette tentative de réenchantement de la condition paysanne, l’éleveur Xavier Noulhianne semble avoir répondu par anticipation dans un excellent livre, paru en 2016, Le Ménage des champs [2] « À contre-courant du vent positiviste qu’il semble aujourd’hui obligatoire de suivre, il nous faut reconnaître au moins qu’aucune tentative de reconstruction ne pourra exister en faisant l’économie d’une prise de conscience froide de l’état de dépossession qui est le nôtre et celui de tous ceux qui partagent un même avenir dans cette société bureaucratique. » Sa critique implacable de l’industrialisation de la vie est réjouissante par sa radicalité sans faille. Rien ne réchappe du jeu de massacre. Ni l’industrialisation de l’agriculture, dont « l’idée n’est pas de transformer les agriculteurs en “ unités à fort taux de rentabilité ”, [mais] de faire en sorte que les exploitations agricoles soient des unités assez solides pour soutenir l’activité économique de l’industrie manufacturière, chimique et agroalimentaire, dont elles constituent en quelque sorte le socle ». Ni le syndicalisme « sauce Confédération paysanne » qui, pour rester en position de négocier, refuse le conflit. Ni les bios qui jouent le jeu de la marchandise. Ni le malentendu sur lequel « reposent les relations entre producteurs et consommateurs au sein des Amap, qui font croire à des citadins ayant adopté avec plaisir un mode de vie moderne qu’ils pourraient profiter d’une nourriture dont le mode de production n’aurait pas subi les dévoiements de l’industrialisation ». Ni enfin ceux qui « revendiquent le refus de l’obligation de puçage électronique de leur troupeau, pour rendre possible un état d’exception dans lequel ils pourraient continuer leur petite vie tranquille, croient-ils. Sans refuser l’administration qui, depuis soixante ans, a pour objet de fabriquer ces mesures ».
L’auteur lui-même n’en sort pas indemne, lui qui n’a pas refusé l’installation aidée, qui le « transforme en intermédiaire de l’État pour canaliser ses subventions vers l’industrie ». Pas plus qu’il n’a réussi à contourner la certification bio, dont « l’organisme de certification devient le médiateur auquel on délègue toute la confiance qui précédemment découlait de la connaissance intime de la provenance, par la proximité ». Il paraît se trouver dans le même isolement qu’il dénonce, et commet l’erreur de définir le paysan uniquement par son activité agricole. Dans le sens de la perte de l’autonomie et du savoir-faire, c’est vrai : le paysan a bel et bien disparu. Mais si on parle du paysan comme de celui qui appartient à un pays, à une communauté villageoise, alors on peut en saisir quelques vestiges, dont témoignent encore les élans de solidarité locale – quand un vigneron est malade, par exemple, d’autres vignerons s’occupent de la taille de ses vignes. Peut-être pas suffisant pour bâtir une résistance, mais de quoi donner des idées pour reconstruire.
Mythe paysan
Avec son livre Le Paysan impossible [3], Yannick Ogor s’en prend quant à lui au « mythe paysan » « Ce mythe est d’une puissance telle que, depuis un siècle, il a su se fondre dans chaque nouvelle époque, toujours en rupture avec la précédente. Pour accompagner les mutations décisives de l’administration de l’alimentation de masse, le mythe d’une “ paysannerie-forcément-vertueuse ” a su changer costumes et décors chaque fois que nécessaire. » Et l’auteur d’énumérer les habits successifs qu’on a fait revêtir aux agriculteurs « Le mythe du paysan “ éternel ” des années 1930, porté par les Chemises vertes, aura servi les intérêts de l’aristocratie et d’une bourgeoisie agraire naissante. Dans les années 1960, le mythe du paysan “ moderniste ”, garant de l’autonomie alimentaire de la France, porté par les jeunes syndicalistes du CNJA [4], sera utilisé pour constituer une administration agricole au service des empires agro-alimentaires. Aujourd’hui, le mythe du paysan “ écologiste ” est une synthèse des précédents, il agite les images d’Épinal d’une agriculture d’antan et renouvelle la figure du progrès, cette fois-ci dans la grande aventure du “sauvetage de la planète”. Porté par la gauche paysanne, cette nouvelle version du mythe paysan accompagne désormais les mutations de la politique agricole entamées en 1992, toujours au service des empires agro-alimentaires. La Confédération paysanne a été utilisée à dessein. Elle en est morte. »
Alors, comment être paysan malgré tout L’auteur, éleveur de brebis en Bretagne, expose sa méthode personnelle faite de « débrouille » et d’organisation de l’invisibilité auprès de l’administration. Et d’ajouter que « l’enjeu devrait donc consister à construire des communautés de confiance qui assumeraient collectivement l’illégalité ». Mais il faut ici lever une ambiguïté pour pouvoir entrer en relation de confiance, les hommes doivent d’abord produire ensemble, dans des lieux concrets, leurs moyens d’existence. C’est ce que faisaient les paysans dans leur village, c’est ce qu’il faut étendre à l’ensemble de la société. À l’heure où un lieu d’expérimentation comme la ZAD se trouve à la croisée des chemins, ces deux parutions viennent opportunément sanctionner la fin des « illusions paysannes » et montrer la nécessité de construire des pratiques autonomes basées sur de nouvelles relations sociales.